Je ne suis pas un homme qui pleure

C'était l'odeur des ménages, aussi têtue que le sang et le lait. L'odeur de la paix des ménages que Jacqueline, sur les conseils de notre mère, avait patiemment cultivée depuis 1995. Partout dans le monde, on prenait cette odeur-là. Et chaque couple, qu'il s'aimât éternellement ou non, portait la sienne. Odeur universelle qui tout soudain me ramenait à mon statut particulier de grande fille seule, de paria. En me refusant à l'assistance conjugale et à la maternité, j'avais bouleversé l'éco-système. Après moi : rien, personne. Je m'étais soustraite à la loi de la reproduction. Dans cette mais on payée fifty-fifty pour éviter les ennuis, je me sentais minus et vulnérable. Même pas mère. Je n'avais eu que mes règles.

Pour faire le deuil d'un être aimé, se débarrasser complètement d'un malheur et s'attirer la chance, la magie antillaise recommande d'entrer dans la mer avec une botte de persil dentelée et de se frotter le corps avec. Puis de jeter le bouquet derrière soi et de partir sans se retourner. Est-ce que cette recette fonctionne en Île-de-France? Est-ce que ça marche avec du persil en barquette? Si le syncrétisme existe, autant m'accommoder de ce que j'ai sous la main, me résoudre à croire que toute eau, c'est eau, que huit mille kilomètres c'est rien, et qu'un bain de desenvoûtement dans la Seine n'a jamais tué personne.

Entre vingt-cinq et trente ans, j'ai été une idéaliste. Je fantasmais sur les écrivaines, convaincue que l'écriture, l'art en général, les éloignait de la condition humaine, les mettait hors la passion simple, hors la vie. C'était chez les gens normaux qu'on s'embêtait à attendre un amant, à repasser ses chemises et à porter des dessous de putain pour le chauffer. J'ai haï la femme-chienne d'Ernaux plus fort que son lâche d'homme. Et je l'ai éjectée des romans que j'ai écrits. Aucune de mes héroïnes ne subit l'amour et ne tombe dans l'engrenage de la douleur et dès humiliations. Je me suis toujours arrangée pour qu'elles ne soient jamais les choses des hommes.

Le bain a-t-il agi? Il faut croire que oui à entendre s'exciter mon attachée de presse. On a gagné. En huit ans de carrière, c'est la première fois que je suis invitée sur le plateau d'une chaîne de télévision normale. Je ne compte pas les télés communautaires où l'on vous grime entre deux portes, où l'on vous offre de l'eau du robinet, où l'on vous interviewe en groupe, avec un vice-président d'association, où l'on s'excuse, au bout du compte, de vous avoir fait déplacer en RER pour rien. Oups!Le cameraman n'est pas là, oups! La présentatrice à tête et cervelle de starlette de maloya n'a pas lu votre livre. Je ne compte pas non plus mon apparition de trois secondes dix-huit sur TF1 en mars 2002. À l'occasion de la journée de la femme, la chaîne avait réalisé un micro-trottoir et recueilli le témoignage de quatorze anonymes. Non. Ce qui m'arrive aujourd'hui est proprement ébahissant. Fini l'incognito, le gang des francophones et l'underground. ON va me voir à la télé. Pas seulement ma mère, mon oncle Pilate et ma cousine, mais aussi Dave, Gavalda, la flic de l'autre jour, la conseillère junior de Pôle emploi, Paris, l'Ile-de-France, la France, l'univers, puisque l'émission où je suis invitée à parler de Ma Sauvage sera rediffusée sur TV5 Monde.

C'est physique, écrire. Façonner, enduire, pétrir, balayer, coffrer, peindre, vitrifier, agrandir, creuser, ajuster, équiper, cimenter, bâtir, sceller, assembler, échafauder, élever, forger, chauffer, éclairer, meubler.
C'est rester seule, aussi.

Les fantômes nous donnent des maladies malignes. Ils nous refilent le manque, l'affolement et le dépit.

Être une féministe sceptique c'est être à la fois pour et contre les femmes. Militer pour que le monde leur appartienne tout en doutant qu'elles puissent faire mieux que les hommes. Je ne crois pas en une nature féminine supérieure. Je ne suis pas une "héros " mais une râleuse engagée dans des causes mineures : la pilule contraceptive pour les hommes, la liberté des femmes à se dégoter un homme beaucoup plus jeune qu'elles, la suppression, en français parlé, des termes "vieille peau" et "cougar", l'invention d'un pronom neutre, comme en Suède.

Elle consiste sa liasse de feuilles et encercle des bribes de phrases au stabilo boss. "Aime bouger. Sens du devoir. Aime être utile aux autres. Aptitude à résoudre les conflits. " C'est ce qu'elle retient de ce bilan effectué en vain, et bien malgré moi, en 2004. Je n'y avais pas trouvé mon compte. Je n'avais découvert en moi aucune compétence étonnante ou ressources inattendues. Incapable, après huit semaines d'exercices introspectifs et d'entretiens, d'analyser mes motivations et d'établir un projet professionnel réaliste, j'étais ressortie de là encore plus abrutie et confuse.

Je m'afflige de la brièveté de sa réplique. Traduit-elle son abstention définitive et son refus catégorique de se mêler de mes affaires? À partir de quand s'est-il détourné de moi pour me fourguer à la vie, me jeter dans ses bras? Je reviens en arrière et m'approche de l'enfance jusqu'au vertige. Trop tard. Papa n'y est plus, referme son journal et m'encourage à passer le concours d'entrée à la gendarmerie.

J'aime bien penser à Pilate quand mon ego va mal. Je revois sa maison créole de bord de mer, sa salle à manger où je suis la star. Où je resterai toujours celle qui est montée à Paris, qui prend des avions, sort avec un monsieur blanc, parle un long français, n'a pas fait d'enfants, et pour cause! Elle n'est jamais chez elle, comment les élèverait-elle? Pilate collectionne tous les articles qu'il trouve sur moi. Il les découpe au cutter et les colle au mur avec des bouts de sparadrap. Il s'y est mis à la mort de sa femme. Pilate n'a plus toute sa tête. Je suis là star d'un toqué, certes. Mais c'est déjà ça.