AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de LaSalamandreNumerique


« Les belles endormies » est un livre du prix Nobel de littérature Yasunari Kawabata. Il a été écrit en 1961. C'est un roman court qui décrit 5 nuits d'un homme de 67 ans, Eguchi, qui se rend dans une maison accueillant des vieillards devenus impuissants au sens sexuel. En ce lieu ils peuvent passer la nuit auprès de jeunes femmes nues et endormies car droguées.
*
Avant de développer mon propos et sans vouloir relancer une controverse récente portant sur une critique de cet ouvrage je voudrais quand même insister sur quelques points factuels et, surtout, sur un état d'esprit qui me semble nécessaire avant de commencer cette lecture :
- Cet ouvrage ne porte pas sur la pédophilie (relations sexuelles avec des enfants) car il n'y a pas d'enfants. Il ne porte même pas sur l'hébéphilie puisque la plus jeune de ces « filles » a 16 ans et qu'elle ne vit absolument rien de sexuel. La sexualité telle que nous l'entendons est d'ailleurs très largement absente de tout ce roman.
- Cet ouvrage ne porte pas plus sur la notion de viol puisque les jeunes filles, par avance, sont consentantes.
- Cet ouvrage ne fait en aucun cas l'apologie de ce type de relations. Au contraire Kawabata insiste à diverses reprises sur le côté sordide de ces vécus (lire "mes" citations pour s'en convaincre).
- Tout aussi important c'est une fiction. Aucun lecteur sensé ne va ressentir le besoin, en lisant un policier, de se dire ou de faire savoir que l'assassinat c'est mal ni se demander si l'écrivain a des penchants homicides.
.
Mais, encore plus fondamental que ce qui précède, il n'est tout simplement pas possible d'aborder et encore moins de comprendre profondément cet ouvrage en plaquant stérilement nos valeurs sur une société autre. C'est l'altérité de la pensée de Kawabata mais aussi de cette sensibilité, qui ne saurait être séparée artificiellement du Japon du début du XXe siècle si cher à l'auteur, qui nous permet à la fois de ressentir profondément toute la singularité de ce livre splendide et, simultanément, de vivre une mise en abyme par rapport à ce que « nous » sommes en tant qu'occidentaux en ce début de XXIe siècle. Dit plus simplement c'est la singularité de cet ouvrage qui fait une part conséquente de son intérêt pour nous.
*
Je ne désire pas « raconter » ce roman. D'abord j'ai dit l'essentiel en quelques lignes et, ensuite et surtout, ce n'est pas ce qui en fait l'intérêt. Pour moi ce dernier est majeur et lié à :
- La beauté de la plume et l'évocation, entre sensualité et douleur, que Kawabata nous offre lorsqu'il décrit Eguchi regardant chacune des « belles endormies ». Sans être jamais à proprement parler érotique le regard très intense porté sur le corps singulier de chacune de ces femmes, l'évocation toute en finesse des sentiments de ce vieillard sont des moments forts. Par la très fine évocation de l'âme humaine, par le fait de permettre à chaque lecteur de ressentir pleinement ce que vit le personnage principal il y a sans conteste la plume d'un écrivain de génie ayant, en prime, acquis une parfaite maîtrise de son art complexe. J'ai, sur ce plan, ressenti des sentiments comparables à ceux suscités par certains des livres de Zweig, autre passionné de l'âme humaine.
- L'atmosphère de ce roman est unique. Sauf à avoir une lecture biaisée il est clair que ce livre ne prétend pas décrire une quelconque réalité, au moins sur le plan factuel. Le prétexte improbable à savoir une sorte de maison close sans relations sexuelles et qui accueillerait, avec d'ailleurs (et c'est essentiel) une cérémonie du thé comme préambule de la nuit et un petit déjeuner le lendemain, des vieillards génère une atmosphère assez onirique. Cette dernière est renforcée par une chambre qui semble hors du monde, l'évocation des sons extérieurs, l'explicitation de rêves et, bien entendu, par l'existence de ces femmes à la fois physiquement intensément présentes pour chaque sens d'Eguchi et absentes par ailleurs car rêvant.
- La réflexion sur un sujet rarement traité à savoir la déchéance physique, le vieillissement et ses conséquences corporelles mais aussi mentales et sociales, l'évolution du désir ou plutôt des désirs. Les livres d'amour sont infiniment nombreux, ceux sur ce thème pourtant majeur sont exceptionnels. Cette thématique est abordée ici avec pudeur mais aussi intensité et beaucoup de lucidité. Éros rencontre Thanatos et une lecture psychanalytique, sans être indispensable par ailleurs, peut permettre une saisissante mise en abyme. Des thématiques secondaires peuvent aussi retenir notre attention comme la corrélation entre différentes formes d'impuissance (l'aspect sexuel étant second au final) et la montée de pulsions de mort (pour soi et autrui), la force de la solitude, le souvenir et la relecture de sa vie, l'intensité des souvenirs corporels comparé aux autres au crépuscule d'une existence, le rapport à l'autre en amour, entre corps et « âmes », entre autres. En effet, pour le lecteur comme pour le vieil Eguchi, ce livre génère des rêveries qui, autant que des réflexions analytiques, guident vers une compréhension bien plus profonde. C'est un livre qui se ressent et se vit au moins autant qu'il se pense.
*
Au-delà de ce qui est si intéressant dans « Les belles endormies » j'ai cherché à comprendre pourquoi ce livre suscitait de telles réactions d'une part et pourquoi il me troublait d'autre part. J'ai trouvé trois types de réponses partielles :
- Si ce livre n'a rien de pédophile il peut nous choquer pour d'autres raisons. D'une part il s'agit, ce qui est de plus en plus condamné moralement voire pénalement en Europe, de prostitution. D'autre part les « filles » sont droguées ce qui peut nuire à leur santé et, le plus essentiel sans doute, ces femmes endormies s'avèrent totalement impuissantes. Leur consentement à cet état de fait n'est jamais mis en doute mais « nous » avons dans l'éthique de nos sociétés, ancré la conviction que chacun, à chaque instant, doit pouvoir décider lucidement de ce qui lui arrive. En pratique c'est largement une chimère mais là ce n'est pas le cas sur un plan effectif et c'est hautement troublant. Cet abandon/soumission/absence peut sembler érotique à certains, il est surtout choquant pour la plupart d'entre nous aujourd'hui.
- Au-delà ce livre touche à trois de nos principaux tabous occidentaux : la sexualité, la vieillesse et la mort. En Europe, actuellement, les personnes âgées sont largement cachées, masquées voire « invitées » à rejoindre des dites « maisons de retraite » où nous ne laisserions pas nos animaux domestiques en pension estivale. Les vieillards ont largement un statut secondaire et n'ont guère intérêt à revendiquer une égalité de traitement effective dans tous les domaines face à des jeunes.
Les malades et, pire, les mourants, sont cachés dans des hôpitaux et la mort est largement le principal tabou occidental. Les journaux, les films, les magazines font l'apologie de la « parfaite santé » et de la « beauté », jusqu'à pousser à l'anorexie une partie des adolescents les plus fragiles.
La sexualité, tout en étant omniprésente dans nos médias est largement encadrée et ne montre guère que des comportements jugés « normaux" et, surtout, entre êtres sains moralement et physiquement. Elle doit par ailleurs être consentie et joyeuse.
« Les belles endormies », en montrant de jeunes femmes soumises aux désirs de vieillards choque donc tout un corpus de valeurs mais aussi de représentations occidentales du monde. Implicitement un être âgé ne devrait plus avoir de sexualité ni même de désirs. S'il en ressent ces désirs doivent être « normaux » voire largement dénués de pulsions, presque aseptisés. Surtout son statut hautement dévalorisé doit absolument lui interdire de désirer un être jeune. Sinon il ne peut être que répugnant, pervers et à rejeter. Là est selon moi l'origine de ce qui nous choque le plus dans cette lecture. Être mis en abyme et réfléchir sur ces questions de façon neutre n'est pas inintéressant.
- le troisième point est que, en rendant profondément humain le vieil Eguchi il nous est difficile de ne pas réfléchir, même confusément, à la perspective plus ou moins lointaine de notre déchéance, ce qui n'est jamais confortable et peut susciter la recherche d'un prétexte pour disqualifier le livre et penser à autre chose. Et si je prenais du Soma, pardon, et si je lisais une romance plutôt ?
*
Pour conclure je me suis interrogé, à titre personnel, sur le fait de savoir si, vieillissant ou malade, j'aurais le même regard et les mêmes besoins, les mêmes priorités que cet homme. Il me semble que sa façon de percevoir le monde l'a mené à une extrême et assez tragique forme de solitude. Est-ce réellement inévitable ? Chacun trouvera je pense ses réponses à ces questions en temps utile, mais s'interroger auparavant, et pourquoi pas par le biais de lectures telles que celle-ci n'est-il pas judicieux ?
***
Je vous encourage à découvrir ce livre, en sachant l'aborder comme un voyage parfois difficile, à n'entreprendre qu'une fois moralement et intellectuellement, affectivement aussi, prêts à vivre quelque chose de signifiant. À cette condition vous devriez pouvoir en retirer beaucoup. Je vous souhaite de vivre une expérience marquante, en accompagnant ce merveilleux écrivain, dans le Japon du siècle dernier.
Commenter  J’apprécie          5824



Ont apprécié cette critique (49)voir plus




{* *}