C'est ça la liberté, pensai-je. Avoir une passion, entasser les pièces d'or et, brusquement, vaincre sa passion et jeter les pièces d'or aux quatre vents. Se libérer d'une passion pour obéir à une autre, plus noble. Mais cela n'est-il pas aussi une forme d'esclavage? Se sacrifier pour une idée, pour sa race, pour Dieu ?
Nous restâmes silencieux auprès du brasero, tard dans la nuit. Je sentais de nouveau combien le bonheur est chose simple et frugale : un verre de vin, une châtaigne, un misérable poêle, la rumeur de la mer. Rien d'autre. Et pour sentir que tout cela c'est du bonheur, il ne faut qu'un cœur simple et frugal.
Tant que nous vivons un bonheur, nous le sentons difficilement. C'est seulement quand il est passé et que nous regardons en arrière que nous sentons soudain combien nous étions heureux.
L'âme humaine, embourbée dans la chair, est encore à l'état brut, imparfaite.
Confucius dit : « Beaucoup cherchent le bonheur plus haut que l'homme ; d'autres, plus bas. Mais le bonheur est à la taille de l'homme. » C'est juste. Il existe donc autant de bonheurs qu'il y a de tailles d'hommes. Tel est, mon cher élève et maître, mon bonheur aujourd'hui : je le mesure, le remesure, inquiet, pour savoir quelle est maintenant ma taille. Parce que, tu le sais bien, la taille de l'homme n'est pas toujours la même.
Manolakas s'assit devant la baraque sur une pierre. Zorba prit une poignée de brindilles, fit rôtir le saucisson et remplit trois verres.
- À votre santé ! dis-je en levant mon verre. À ta santé, capetan Manolakas ! À ta santé, Zorba ! Trinquez !
Ils trinquèrent, Manolakas versa quelques gouttes de vin par terre :
- Que mon sang coule comme ce vin, dit-il d'un ton solennel, que mon sang coule comme ce vin, si je lève la main sur toi, Zorba.
- Que mon sang, à moi, coule comme ce vin, prononça Zorba, en versant également quelques gouttes par terre, si je n'ai pas oublié l'oreille que tu m'as bouffée, Manolakas !
- Quand je suis dans la purée, je fais le tour des bistrots en jouant du santouri. Je chante de vieux airs kleftiques de Macédoine et après je fais la quête, tiens, dans ce bonnet-là, et il se remplit de gros sous.
- Comment t'appelles-tu ?
- Alexis Zorba. On m'appelle aussi Pelle-à-four pour me blaguer de ce que je suis long avec un crâne aplati comme une galette. Mais on peut bien dire ce qu'on veut ! On m'appelle aussi "Passa Tempo" parce qu'il fut un temps où je vendais des graines de citrouille grillées. On m'appelle aussi Mildiou partout où je vais, il paraît que je fais des ravages. J'ai encore d'autres sobriquets, mais ce sera pour une autre fois ...