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Critique de Ingannmic


J'avais l'intention de commencer ce billet en vous expliquant que contrairement aux apparences, "Contrenarrations" n'est pas un recueil de nouvelles. Parce que c'est en effet ce que l'on aurait pu croire à l'entame de ce récit, dont les épisodes successifs mettent en scène des personnages a priori sans lien les uns avec les autres, à des époques et des lieux divers, chacun étant de plus écrit dans un style différent. J'aurais continué en vous exposant que "Contrenarrations" est donc bien un roman, à la construction originale, et surtout géniale, car ses treize paragraphes, en dépit de leur décorrélation, forment bel et bien un ensemble cohérent : ils suivent en effet, dans un ordre chronologique grâce auquel nous traversons, à partir du début des années 1600, presque quatre siècles, un fil conducteur thématique, qui finit par donner l'impression d'une histoire commune.

Sauf que... ainsi que je l'ai découvert à l'issue de ma lecture, "Contrenarrations" EST, semble-t-il, un recueil de nouvelles.

Mais après tout qu'importe... reprenons... : "Contrenarrations" est un roman à la construction géniale, stylistiquement protéiforme, un défi aux règles narratives. Il aurait également pu s'intituler "contreHistoire", car le point commun qui lie ces récits à la texture si diverse, est la volonté manifeste de l'auteur d'aborder l'histoire du peuple noir -plus précisément celle qui se rattache à l'esclavage- en se plaçant de l'autre côté du miroir. Il fait ainsi de ceux que l'on cantonne habituellement aux rôles de figurants les véritables héros, et surtout les porte-paroles de leur propre mémoire collective.

Par ailleurs, John Keene dépasse le concept d'une Histoire qui se réduirait à la transmission de témoignages factuels, en entremêlant mythes et réalité, en accordant autant de crédit aux hypothèses, aux illusions et aux croyances qu'aux certitudes.

Le texte qui ouvre le recueil roman est en cela significatif.
1613 : l'éclaireur d'un navire néerlandais déserte ce dernier à bord d'un canoë pour s'enfoncer dans la forêt -alors périlleuse et luxuriante- de ce qui deviendra Manhattan. Très librement inspiré de Juan Rodrigues, premier immigré non blanc à avoir vécu sur la presqu'île new-yorkaise, cette nouvelle ce premier chapitre est symbolique et précurseur des textes paragraphes à venir. Car qu'ils soient hommes ou femmes, adultes ou enfants, jeunes ou vieux, les héros de John Keene sont tous en quête de liberté, qu'elle soit physique, morale ou intellectuelle.

Esclaves en cavale dans le Brésil en proie aux guerres portugo-néerlandaises ou dans les Etats du Sud américain du XVIIIe siècle, témoins des derniers soubresauts de la domination française à Saint-Domingue, artistes (musiciens, acrobate, peintre ou poète), homosexuels aux désirs plus ou moins assumés, sorciers ou voyants..., les figures de "Contrenarrations" composent ainsi la mosaïque d'une vision alternative et officieuse de ce qui constitue les nations, telle que la perçoivent ceux qu'elles ont asservis, méprisés. Mais plus que l'évocation du traumatisme que l'esclavage, l'exil et la ségrégation ont laissés en héritage, le récit de John Keene est un hommage à l'émancipation sous toutes ses formes, au pouvoir de l'imagination, souvent très foisonnante chez ses personnages, et à la richesse, culturelle comme humaine, qu'elle constitue.

Ouvrage à la construction labyrinthique où une note de bas de page peut se métamorphoser en récit à part entière, où les habituels héros de l'Histoire (Napoléon, Toussaint Louverture, Degas) ne servent que de faire-valoir aux personnages de fiction, où des personnages de fiction deviennent réels (on croisera ainsi Tom Sawyer en raciste méprisable, engagé dans les rangs confédérés), voyage dans le temps et dans l'espace, cheminement à travers les âmes, ravissement stylistique (la variété formelle des textes est à elle seule un régal), "Contrenarrations" est, vous l'aurez compris, un indispensable...
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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