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Critique de berni_29


Attention, chef d'oeuvre ! Et quelquefois j'ai comme une grande idée, c'est le titre de ce roman ample et somptueux de Ken Kesey, auteur américain que je découvre ici, c'est aussi la phrase qui a trotté longtemps dans ma tête en refermant ce livre après sa lecture ; j'avais en effet été bien inspiré de l'emprunter tout récemment auprès de ma médiathèque préférée...
Approchez un peu, venez que je vous en parle...
Nous sommes dans les années soixante, en Oregon, à Waconda, petite bourgade forestière près de la rivière Waconda Auga, où tout le monde se connaît ; ici les familles vivent de l'exploitation de la forêt depuis des générations, grâce aux arbres et aux grumes dont ils font le commerce depuis des lustres...
Une grève étrangle la communauté de Waconda. Tous les bûcherons suivent le mouvement de grève sauf une famille, les Stamper. Ceux-ci possèdent une entreprise non-syndiquée, jouent aux casseurs de grève en continuant à travailler pour fournir en secret la scierie régionale Wakonda Pacific.
Jusqu'ici c'est à peu près banal ce que je vous raconte, il n'y a pas forcément de quoi en faire un roman de 900 pages !
Deux histoires vont alors s'entrelacer.
Tout d'abord nous découvrons celle des Stamper, ce clan familial de bûcherons qui ne reculent devant rien ni personne et font un peu ce qu'ils veulent.
Ce clan est tenu avec poigne par son patriarche, le vieil Henry Stamper, personnage haut en couleurs qui a monté cette affaire, figure rude, c'est encore une force de la nature malgré son âge avancé. Il y a aussi Hank Samper, le fils, lui aussi a le caractère trempé, celui qui est fait de l'acier qu'on utilise pour fabriquer les haches, il fait tout pour se hisser au niveau de son père. Quand cela est nécessaire, le père et le fils savent serrer les rangs face à la vindicte populaire ou lorsque les éléments naturels se déchaînent. Il y a aussi Joe Ben, le cousin fidèle au clan, toujours jovial...
Hank Stamper est marié à une jeune femme Viviane, sorte de fleur des prés égarée dans ce parterre de ronces, on se demande comment elle est arrivée dans cette histoire, elle apporte de la lumière, sa présence est une sorte de respiration magique et insoupçonnée qui traverse les pages...
Une deuxième histoire vient se greffer à la première : un des jeunes frères Stamper qui avait quitté sa famille il y a une dizaine d'années dans des circonstances un peu énigmatiques il faut bien l'avouer, est appelé en renfort pour faire tourner l'entreprise familiale dans le contexte social tendu du moment. Il s'appelle Leland, introverti, rêveur, toujours plongé dans les livres, il est le contraire de son frère aîné qu'il déteste. Il revient avec comme seul dessein d'assouvir une vengeance. Lui aussi connaît l'acier comme cette lame de couteau qui sommeille dans son coeur.
Voilà, le tableau est dressé !
Je pourrais aussi vous parler de quelques autres personnages qui sont loin d'être des figurants... Floyd Evenwrite le leader syndiqué, et puis pourquoi pas aussi Jenny l'Indienne qui connaît la Parole de vérité. Sans oublier la violence d'une nature à la beauté sans limite... Chacun tient un rôle qui va mettre en lumière le destin du clan des Stamper dans ce voyage crépusculaire.
Mais la force du récit, c'est sa narration, car ce livre n'est pas raconté par un seul narrateur.
Ainsi, plusieurs personnages nous parlent, deviennent successivement des narrateurs, ils s'intercalent, chacun laissant la place à l'autre, puis revenant...
Parfois cela se passe dans un même chapitre, une même page, parfois une même phrase où tout ceci va s'imbriquer dans un flux de conscience polyphonique. Au début, on se croirait pris dans les eaux tumultueuses et hystériques de la Waconda Auga, mais très vite on se rend compte que l'écriture est prodigieusement orchestrée d'une main de maître. Alors on se laisse porter par les flots de l'écriture et cela en devient magistral.
C'est un roman choral difficile d'accès aux premiers abords, qu'il m'a fallu apprivoiser. Avec ses voix, avec ses phrases, avec ses pages. Avec sa rivière démesurée qui emportent les berges, avec ses forêts sombres et les hommes qui sont dedans et y travaillent, ces hommes rustres qui désirent, se confrontent, s'affrontent, ne renoncent jamais à leurs rêves, tandis que des oies traversent le paysage sous le regard enchanté de la jeune Viviane.
Ici Ken Kesey brise tous les codes narratifs classiques et non seulement il le fait avec une maîtrise extraordinaire, mais cela fonctionne au bénéfice du ressort narratif.
C'est un livre qui vous prend dans sa nasse, qui vous agrippe, ne vous lâche plus, c'est un livre généreux qui donne beaucoup d'une ambition folle, démesurée, autant celle des personnages et de la nature indomptable que de celui qui est aux manettes de tout ce vertige insensé.
Peut-être alors qu'il n'y a rien d'autre à faire comme lorsqu'on est saisi par une vague, s'abandonner oui, avancer en aveugle, dépourvu de tous préjugés, avancer en tâtonnant et de n'en mesurer véritablement la puissance qu'au sortir de ses neuf cents pages.
C'est cette écriture qui délivre alors toute l'émotion qui se dégage du récit, les points de vue changent selon la personne qui raconte les événements, pour nous montrer comment les choses avancent d'un versant à l'autre de l'histoire qui se façonne sous nos yeux... Les choses ne sont jamais figées par un seul regard. C'est peut-être alors au lecteur omniscient, de recueillir les fragments de cette histoire, couturer l'ensemble dans un immense puzzle faulknérien et de s'en faire une idée de ce qu'il a vu.
L'histoire atteint alors sous nos yeux la force d'une tragédie antique par sa manière d'être contée, délivrant les enjeux, les malentendus, toute son humanité, dans une nature conquérante, belle et d'une violence inouïe...
Au loin un cerf brame tandis que les oies remontent inlassablement vers le Canada. Est-ce que Viviane continue de contempler leur vol en imaginant elle aussi atteindre un jour d'autres rivages ?
Et quelquefois j'ai comme une grande idée d'être emporté dans des histoires où il ne se passe presque rien...
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