AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Plumefil


En ouvrant un livre de Yasmina Khadra, j'entre de plain-pied dans une histoire qui, je le sais par avance, va me toucher, sans savoir de quel côté viendra le coup. "Ce que le jour doit à la nuit" m'a désarçonnée. Je ne m'attendais pas à une histoire d'amour, certes contrariée, mais elle est bien présente. Malheureusement, je n'apprécie pas du tout ce style de littérature, pour ne pas dire que je l'exècre ! Il est tellement difficile d'exprimer des sentiments en mots, bien peu d'auteurs sont capables d'une pareille prouesse. Je trouve beaucoup trop de livres guimauve, insatisfaisants par leur qualité d'écriture et leur construction littéraire, encombrant, tous les mois, les étals des libraires. Seulement voilà, Yasmina Khadra n'est pas un conteur d'historiettes à l'eau de rose sans intérêt, c'est un écrivain connu pour dénoncer les injustices de notre monde tourmenté, pour prôner la tolérance et pour soutenir le combats des femmes, quels qu'ils soient. Je n'ai pas hésité un instant à persister dans ma lecture, toujours aussi charmée par la plume de l'écrivain.

le sujet principal abordé dans ce roman est la complexité des relations humaines dans un contexte multiculturel. L'amour en fait évidemment partie. Même s'il est le moteur de Younès/Jonas, comme pour n'importe quel jeune s'éveillant à la sexualité, il n'est pas le seul sujet, loin de là et heureusement pour moi. L'amitié tient une grande place, bâtie sur des liens forts entre les protagonistes d'horizons différents, constituant le maillage d'un pays tout en contrastes, composant un catalogue de caractères savoureux entre les Arabes et les Européens, les miséreux et les aisés, pour en arriver aux opprimés et aux oppresseurs. le jeune homme progresse au travers de toutes les strates que la vie ou le hasard lui offre. de la misère de ses parents au confort de ses tuteurs, algérien adoubé par son groupe d'indéfectibles amis européens, il traverse l'horreur de la Guerre de l'Indépendance, dévasté par les massacres perpétrés dans les deux camps.

Ce roman n'est pas sans me rappeler "L'art de perdre" d'Alice Zeniter. Comment accepter d'abandonner tout ce qui a construit son identité et tout ce que l'on possède sans se sentir trahi et frustré ? Comment accepter d'être asservi par des "étrangers" qui ne pensent qu'au profit, se moquant bien des besoins des gens du cru ? Tous les ingrédients, sous pression, présents dans la cocotte-minute que représentait l'Algérie dans les années 50-60, ne pouvaient conduire qu'à l'explosion désastreuse de la situation dont les livres d'histoire restent bien tièdes à enseigner. le traumatisme est encore trop puissant.

"Nous n'avons pas usé nos bras et nos coeurs pour des volutes de fumée... Cette terre reconnaît les siens, et c'est nous, qui l'avons servie comme on sert rarement sa propre mère. Elle est généreuse parce qu'elle sait que nous l'aimons. le raisin qu'elle nous offre, elle le boit avec nous. Tends-lui l'oreille, et tu l'entendras te dire que nous valons chaque empan de nos champs, chaque fruit dans nos arbres. Nous avons trouvé une contrée morte et nous lui avons insufflé une âme. C'est notre sang et notre sueur qui irriguent ses rivières. Personne, Monsieur Jonas, je dis bien personne, ni sur cette planète ni ailleurs, ne pourrait nous dénier le droit de continuer de la servir jusqu'à la fin des temps. Surtout pas ces pouilleux de fainéants qui croient, en assassinant les pauvres bougres, nous couper l'herbe sous le pied." Magnifique tirade traduisant tout l'amour porté à sa terre, son travail et le désarroi inenvisageable de quitter un jour le fruit de son labeur, malgré les violences.

La guerre, vue de l'intérieur, étreint toujours du même effroi. Ce sont de braves gens, de part et d'autre, qui s'entretuent pour assouvir l'ambition de quelques excités du bocal, prompts à commander... de loin. L'Algérie ne fait pas exception, comme toutes les nations ayant subi la colonisation. Les horreurs des affrontements du FLN, de l'OAS, avec les massacres des deux communautés, le sang, les larmes et la peur inondent les pages d'un réalisme foudroyant.

Au crépuscule de sa vie, les souvenirs de sa jeunesse assaillent Younès. Il les revit crescendo, rythme imprimé par Yasmina Khadra à tout le récit, avec la même émotion. Il se revoit enfant, impuissant devant les affres de sa famille, puis transplanté dans un milieu plus favorable dans lequel il s'épanouit, liant des amitiés sincères, rencontrant l'amour auquel il résiste par loyauté, enfin, adulte résidant sur sa terre natale après l'effroyable raz de marée de la guerre, ayant construit une vie, ni meilleure ni pire que celle d'un autre. Mais, au bout du compte, sans être malheureux, a-t-il fait les bons choix ? N'est-il pas passé à côté de son vrai destin ? Celui qui lui tendait les bras et dont il s'est détourné ?

Encore une fois, même si ce n'était pas gagné d'avance, j'ai succombé au talent de cet auteur si sensible, très habile à emmener son lecteur là où il veut pour lui faire vivre des émotions. Il le fait aussi réfléchir sur la complexité de l'Homme, les difficultés à se construire, particulièrement dans un pays en mutation qui bascule de la lumière au chaos, laissant des traces indélébiles avec lesquelles il faut composer pour avancer dans un avenir apaisé. C'est une belle façon d'aborder la philosophie de la Vie. C'est le Khadra que j'aime !
Commenter  J’apprécie          30



Ont apprécié cette critique (3)voir plus




{* *}