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Critique de Erik35


VIOLENCES, HYPOCRISIE, PHALLOCRATIE ET AMOURS COMPLIQUÉES;

Avant même d'entamer cette critique -et que la mémoire ne défaille- un vif et sincère merci à Serge Safran Editeur et, bien entendu, à Babelio pour d'avoir retenu ma participation pour cette Masse Critique de Janvier 2017 : C'est Noël après Noël !!!

A quoi reconnait-on un bon recueil de nouvelle d'une simple accumulation hasardeuse de textes courts en un seul volume ? Dans le second cas, il est impossible de trouver le moindre lien, si ce n'est l'auteur lui même, parfois une vague tonalité, entre chaque texte présenté. Dans le premier cas, le lecteur a le bonheur de découvrir une multitude de facettes d'une seule et vive réalité -fut-elle parfaitement fantasmagorique - l'ensemble s'enrichissant de l'unité. Indubitablement en est-il de Je puais le sang d'âne, second ouvrage traduit en français de l'écrivain iranien Hafez Khiyavi, dans une excellente traduction du persan par Stéphane A. Dudoignon, chez Serge Safran éditeur.

Mais que le lecteur ne s'attende surtout pas à y découvrir une démonstration magistrale et lyrique de ce que serait l'Iran politique, social, économique d'aujourd'hui, tandis que la révolution iranienne mît l'Ayatollah Khomeiny au pouvoir il y a bientôt quarante ans -le temps pour deux générations de voir le jour...-, non ! Toute la finesse, toute la subtilité du talent de Hafez Khiyavi est justement de ne sembler évoquer que de petites histoires de presque rien, des fables contemporaines et quotidiennes, de ces microscopiques aventures du tout les jours, de ces moments auxquels nul ne prête véritablement attention, à l'exception de ceux qui les vivent. Et pourtant ! Pourtant, pas une de ces treize nouvelles n'oublie de faire référence à son Iran, aussi subtilement qu'imperceptiblement, aussi certainement qu'invariablement, par les moyens détournés de ce qui pourrait presque s'apparenter à des paraboles modernes, à des histoires aux exemplarités de hasard -mais d'un hasard patiemment recherché, dressé, évalué-.

Que découvre-t-on ainsi, entre les lignes de ces textes à vif ?

D'abord, que nous avons affaire à un monde très masculin : pas une des nouvelles n'a pour narrateur une femme ; la plupart du temps, celui-ci est aussi le personnage principal de ces anecdotes, et donc, un homme, la plupart du temps jeune adulte, parfois un enfant. Un monde où les femmes sont, ou bien, des mères (très peu décrites, au demeurant. Semblant peu maternelles ni tendres, ni attachantes, pour dire vrai), ou bien de purs objets de convoitise amoureuse ou carrément sexuelle. A noter qu'un texte, l'ambulance, met en avant une jeune femme avec un regard moins systématiquement sexué, du moins au départ. Mais elle semble, avec son journal intime, être la cause première de l'attaque cardiaque de son père. La Faute vient de la femme, n'est-ce pas ? C'est par ailleurs ce que plusieurs de ces nouvelles suggèrent, mettant en scène des vergers, des fruits défendus, la présence du serpent et l'homme qui ne parvient pas -pauvre de lui !- à repousser les avances, les atours, la sexualité de la femme tour à tour probablement ou inévitablement pécheresse ("Sa culotte à Sheylan, c'est Satan qui lui enlève"), corruptrice ("Il fait de plus en plus sombre") et séductrice ("Je puais le sang d'âne"), l'homme qui en comprend encore moins les refus, puisqu'il est homme et elle, l'image de son propre désir ("Le goût de la griotte"), d'autant plus si cette dernière est délurée -chez nous, nous dirions simplement : libre.
Le propos de l'auteur n'est évidemment pas de corroborer ces hypothèses, un état de fait supposé et universel, bien au contraire, mais plutôt de mettre cette société prétendument virile, machiste pour tout dire, face à ses contradictions, ses hypocrisies, ses fantasmes, mais sans jugement "ad abrupta", sans alourdir la démonstration par quelque réflexion moraliste ni supérieure que ce soit. Ce qui rend son propos d'autant plus fin et terrible, à qui sait s'y arrêter.

De la même manière, Hafez Khiyavi montre cet autre travers des sociétés qui souffrent de ne guère pouvoir s'exprimer par la parole, par une certaine forme de liberté : c'est cette violence courante, presque banale, souvent extrême, qui peut, à juste titre, choquer le lecteur occidental, et dans la mesure où nous ne sommes ni dans un quelconque polar, ni dans de l'imaginaire pur. Que ce soit en massacrant de manière aussi cruelle que gratuite, des matous ("Quoi, tout ça pour un chat !"), par de petits larcins (les dix gâteaux de "Parait qu'il faut que je me mette à chaparder"), que ce soit la violence d'état ("Le goût de la griotte" fait référence à une jeune manifestant, lors des manifestations étudiantes de 2009, ayant fuit les répression policières mais qui songe malgré tout à se rendre), que ce soit la lourdeur définitive de la loi (la peine de mort par pendaison, suite à accusation -réelle ou imaginaire- de pédophilie, dans la très délicate nouvelle "L'âme de M'sieur Mansour"), violence gratuite, encore, à l'encontre des plus faibles (un vieillard dans "Les loups"), violence aussi insupportable (dans "Il fait de plus en plus sombre", au titre tellement terriblement bien trouvé) qu'elle est le fruit d'un simple délire superstitieux et de l'irascibilité du temps, que la victime est une femme qui a le seul tort d'être "canon" et donc attirante, que le jeune homme qui laisse déferler cette "ultraviolence" (on songerait presque à Orange Mécanique s'il n'était à ce point question d'une scène tragiquement insignifiante quant à sa genèse) n'est pas, a priori, le premier idiot venu. Violence à tous les étages, donc, sauf lorsqu'il s'agit d'un amour pur... Mais presque impossible à dévoiler autrement qu'en se rasant la moustache, mais sans pouvoir s'ouvrir à quiconque de ce sentiment, puisqu'il est homosexuel.

Une surprise attendra aussi le lecteur, surtout si l'on songe au système politique religieux en place en Iran, c'est la quasi absence de religion, de foi sincère ou pas, de représentants religieux au gré de ce livre. Il y a bien ce jeune garçon qui parle de "Toi" (Dieu) qui est forcément partout sauf en ce lieu où l'on est, paraît-il, tous égaux, que l'on soit pauvre ou que l'on soit roi, d'après le dicton. C'est donc de ce lieu dit "d'aisance" que le garçon de "Sa culotte à Sheylan, c'est Satan qui lui enlève" pense à Lui. Pour se demander si Dieu voit Sheylan enlever sa petite culotte ! Bien que cela soit par le biais des pensées d'un enfant et que celui-ci cherche à comprendre ce que Dieu est capable ou pas de voir, l'histoire procède plus de l'irrévérence que de la représentation profonde d'une quelconque religiosité. Pire est l'exemple de cette pénultième nouvelle déjà mentionnée ("Il fait de plus en plus sombre") dans laquelle l'ingénieur agronome fait appel à un genre de pensée magique, presque de chamanisme personnel, de superstition loufoque, pas bien loin de ce qu'on pourrait qualifier de TOC, terriblement éloignés de toute spiritualité profonde. Et même si l'on sent le poids des traditions à travers l'ensemble de cette oeuvre, il est difficile d'y voir d'autre conséquence que le déroulé d'interdits divers, d'habitudes quotidiennes auxquelles ont ne prête guère d'attention, de lieux communs et de mentalités ancrées au plus profond des êtres juste parce qu'il en a toujours été ainsi. Car ce qui surprend chez ces jeunes gens, c'est qu'ils ont des comportements d'autres temps au moment même où ils s'envoient des textos de leurs mobiles tout ce qu'il y a de plus contemporains.

De ces huis-clos, parfois tendres, parfois grotesques lorsque d'autres font montre d'une cruauté impensable, ressort un sentiment d'enfermement éprouvant à mesure que l'on pénètre en ces jardins intérieurs faisant d'ailleurs échos aux jardins des délices ou de tous les vices dont il était question plus haut. Il n'est jusqu'au procédé stylistique utilisé par l'auteur, - lequel nous fait découvrir, au fur et à mesure, les circonvolutions psychiques, les pensées intimes de ses personnages-narrateurs, qui n'ont, de ce fait, aucun patronyme auquel se raccrocher la plupart du temps-, qui n'implique incidemment une certaine impossibilité à résoudre leur destinée autrement que comme il s'est agit de tout temps au sein d'une société aux moeurs sclérosées. Ainsi surgit peu à peu un sentiment de malaise, d'inconfort, d'absence de point d'équilibre trouvable, que ce style -qui, il nous faut bien l'avouer, ne nous a pas rendu la lecture toujours très agréable ni aisée car sautant très facilement du coq à l'âne, comme il en est de toute pensée intérieure plus ou moins consciente- rend encore plus évident.

Difficile de juger, à partir de treize courtes nouvelles, de l'ensemble de l'oeuvre d'un auteur qu'on n'avait jamais lu auparavant (notons que Serge Safran Éditeur a publié un premier recueil de Hafez Khiyavi, primé, intitulé Une cerise pour couper le jeûne) et dont on connait bien mal le pays, la culture, la société, l'histoire. En toute franchise, ce style tiré taillé à la serpe -à la hache, même-, vif, en perpétuel rebondissement, comme perdu dans une instable fuite en avant, nous a-t-il, ici ou là, lassé voire passagèrement exaspéré, au point de desservir le propos, en tout point passionnant. Nul doute ainsi que le succès rencontré par sa première publication -chez un éditeur aujourd'hui disparu parce qu'interdit - et par ses parutions via le net, depuis, correspondent à l'émergence d'un besoin profond d'une partie de la société iranienne à se voir telle qu'elle est en réalité, sans le prisme autoritaire et probablement très faussé de la propagande des mollahs, si elle a pour volonté de sortir de son immobilisme sociétal.

Ci-après un bref résumé de chacune des treize nouvelles de l'ouvrage, que je masque afin de ne pas divulgâcher (merci à nos amis québécois pour l'invention de ce mot bien plus convaincant que l'affreux "spoiler") l'éventuel lecteur :


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