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Critique de Eric75


Une fois n'est pas coutume, Étienne Klein a remisé au vestiaire sa blouse d'enseignant physicien pour endosser un trench-coat couleur mastic et un borsalino de détective privé... Car Monsieur Klein, cette fois-ci, nous raconte la surprenante enquête qu'il a menée personnellement, un essai digne des meilleurs polars noirs des années 30. C'est d'ailleurs dans ces années-là que se situe l'action principale de l'intrigue. Nous quittons (mais pas tout à fait) la hard science pour le hard boiled !

Ettore Majorana a tout d'un personnage de roman : physicien infiniment doué, il est présenté comme l'un des scientifiques les plus prometteurs de sa génération. Mais comme nul n'est parfait en ce bas monde, il est aussi perçu comme pathologiquement introverti, timide, et peu apte aux relations humaines. Sa fulgurante carrière de physicien des particules et ses idées d'avant-garde bousculeront pourtant la communauté scientifique italienne de l'époque (dont le prix Nobel Enrico Fermi) « avec la vivacité d'un météore » précise la plaque commémorative posée sur l'immeuble où il est né. Car, en effet, Ettore disparaît mystérieusement le 26 mars 1938. Il a alors 31 ans.

Sur les raisons de sa disparition, le mystère reste total. Son corps n'a jamais été retrouvé. Tout au plus peut-on, à l'instar de Sherlock Holmes, chercher à entrevoir la vérité après avoir examiné toutes les pistes et éliminé les hypothèses les plus saugrenus. On a presque tout dit sur la disparition de Majorana (et j'en rajoute un peu pour le fun) :
- Il s'est suicidé lors d'une traversée à bord d'un paquebot reliant Naples à Palerme, ou à son arrivée dans l'une de ces deux villes ;
- Il a trouvé refuge dans un monastère, où il a conservé l'anonymat pour le restant de ses jours ;
- Il s'est exilé en Argentine, à moins que ce ne soit au Venezuela (ça dépend des différents témoins qui prétendent l'avoir rencontré des années plus tard) ;
- Il a été enlevé par les services secrets d'un pays ennemi aux ressortissants à l'accent guttural pour travailler sur la bombe atomique ;
- Il a été enlevé par des extra-terrestres intéressés par ses travaux utilisés dans la mise au point de moteurs supraluminiques ;
- Il est devenu SDF, ne supportant pas l'idée d'avoir raté le prix Nobel ;
- Il a basculé dans une autre dimension, après la découverte d'une particule susceptible d'engendrer un excès de matière noire et de provoquer des trous de ver dans le continuum spatiotemporel…

Étienne Klein n'explore pas tous les scénarios exposés ici, loin s'en faut, mais son enquête, devenue obsessionnelle au fil du temps, le conduit quand même à se rendre en Italie, pour rencontrer les derniers témoins, la famille, pour visiter avec émotion les différents lieux fréquentés par le physicien, pour refaire le dernier trajet connu afin de mettre au clair ses idées par une ultime reconstitution, comme s'il devait élucider une scène de crime…

Étienne Klein n'apporte avec cette enquête aucun scoop de nature à révolutionner l'histoire des sciences. Il ne creuse pas les scénarios spéculatifs en laissant ce travail aux journalistes à sensation (les pistes argentine et vénézuélienne ont été récemment réactivées par des enquêtes italiennes) mais se contente simplement de remettre au goût du jour un physicien longtemps ignoré, et s'appuie, en bon scientifique, sur les faits avérés (à savoir les courriers et les témoignages directs authentifiés).

En annexe, le lecteur trouvera deux petits développements indispensables, de nature à satisfaire sa curiosité : une rapide présentation des contributions de Majorana à la physique quantique, montrant en quoi elles continuent d'intéresser la recherche actuelle (neutrino, antimatière, matière noire), et une thèse concernant l'un des motifs de la disparition du physicien : son refus de participer à la conception d'une bombe atomique dont il entrevoyait les conséquences irrémédiables.

Le lecteur exigeant pourra regretter l'absence d'explications scientifiques plus poussées sur les théories de Majorana ainsi que l'absence d'une démonstration plus convaincante levant le voile sur la disparition du savant. Des essayistes en tout genre nous abreuvent régulièrement de révélations tonitruantes et de vérités enfin révélées – sur l'identité de Jack l'éventreur, sur l'assassinat de JFK, sur l'authenticité du Saint-Suaire… – et on s'était un peu habitué à ça, même si chacune des théories invalidait la précédente. Rien de tel en science. Nul ne sait vraiment si les neutrinos se révèleront être « de Majorana » ou « de Dirac ». Nul ne peut prédire si des particules supersymétriques seront un jour découvertes dans le LHC. Nul ne sait dans quelle dimension cachée de l'espace-temps a atterri Majorana. Il n'empêche que le présent essai d'Étienne Klein, même s'il n'apporte pas toutes les réponses malgré l'imperméable et le chapeau mou, reste, comme toujours avec cet auteur, accessible à tous et passionnant de bout en bout.
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