Citations sur En cherchant Majorana. Le physicien absolu (47)
Dans sa bibliothèque se trouvait en bonne place Science et Méthode, d'Henri Poincaré, ans lequel on peut lire ces phrases : "Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir que les conquêtes de l'industrie qui ont enrichi tant d'hommes pratiques n'auraient vu le jour si ces hommes pratiques avaient seuls existé, et s'ils n'avaient été devancés par des fous désintéressés qui sont morts pauvres, qui ne pensaient jamais à l'utile, et qui pourtant avaient un autre guide que leur caprice. C'est que, comme l'a dit Match, ces fous ont économisé à leurs successeurs la peine de penser."
Il a compris une chose essentielle ; il n’y a finalement que deux grandes possibilités de contact avec la réalité matérielle : le contact brut, direct, qui bute sur les choses, les soupèse et en infère leurs diverses propriétés ; et le contact « en miroir », qui, par un jeu de correspondance entre le visible et l’invisible, remplace la présence des choses par leur mise en concepts. C’est cette seconde sorte de contact, consistant à doubler la réalité matérielle par autre chose que son apparence première, à la sublimer en un jeu d’équations incompréhensibles pour le commun des mortels, qui donne toute sa puissance opératoire à la physique. Celle-ci vise à proposer de la matière concrète une représentation abstraite qui permettra, en retour, à l’issue d’une sorte de galipette, de la saisir en ce qu’elle est vraiment. En définitive, nos sens ne nous apprennent rien sur ce qui se trame en profondeur dans la matière, à l’abri de nos grossiers percepts.
A Leipzig, Majorana lit Schopenhauer, l'homme d'un seul livre, Le Monde comme volonté et représentation. Le ténébreux philosophe y explique que la souffrance est le fond de toute vie et son propos ne peut que séduire ceux qui ont une sensibilité un peu plus aiguë que la moyenne à la souffrance universelle. On y trouve d'ailleurs l'une des phrases les plus tristes de toute l'histoire de la philosophie : " La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui"... Il est difficile de concevoir que Majorana ait jamais pu s'ennuyer - trop haute température cérébrale -, mais il n'est pas difficile de l'imaginer amarré à son mal-être tout autant qu'à la physique.Et je préfère ne pas trop parler ici de la façon dont Schopenhauer (ce grand élaguer de la chasteté qui eut quelques liaisons mais fréquenta surtout les femmes par nécessité et "hygiène") conçoit l'amour. Sous sa plume, il devient une activité stéréotypée et cocasse qui concerne les seuls intérêts de l'espèce, laquelle veille à ce que se répète indéfiniment l'illusion de l'amour, nécessaire à la permanence de ses desseins aveugles. Difficile, sans doute de tomber amoureux avec un tel viatique en bandoulière...
Pour lui, l’emprisonnement commençait avec une fonction officielle, un titre, un statut, une étiquette.
Lorsqu'il est concentré, lorsqu'il fait corps avec ses pensées, Majorana semble inaccessible, séparé du monde par un mur de verre. Il faut le voir noircir des pages de son écriture serrée, son regard magnétique entièrement tendu vers l'exactitude. Sur la page, les choses avancent, sans soubresaut ni extase. Elles adviennent d'elles-mêmes, sans pause ni hésitation, tel un fluide incompressible, ou plutôt comme une musique de chambre que ses mains interprètent magistralement.
« La gloire ne devrait jamais être qu’une affaire privée. »
(Louis Lachenal, Carnets du vertige)
Cet art de ne pas vivre commence à marquer son corps qui, peu à peu, se décharne.
C'est à partir de 1960 que son nom, associé à diverses notions, équations, particules ou théories, envahira presque tous les champs de la physique à mesure qu'elle se perfectionnera et gagnera en maturité: forces de Majorana, transition de Majorana, équation de Majorana, champ de Majorana, transformation de Majorana, algèbre de Majorana, neutrino de Majorana, fermions de Majorana, sphère de Majorana... On pourrait parler d'une "majoranisation" progressive de la physique.
La tranquillité des rues donnait une image suisse donc précise de l'infini.
J'ai appris l'existence et le contenu de cette lettre lors de mon séjour romain, en mars 2013, quand on m'a autorisé à consulter les archives du département de physique de La Sapienza. J'aurais préféré passer à côté d'elle sans la voir. L'ayant lue, j'aurais pu choisir de ne pas en parler en vertu de la morale implicite de L'homme qui tua Liberty Valence : si la légende est plus belle que la réalité, mieux vaut conserver la légende. Mais je ne peux pas faire comme si je ne savais pas ce que je sais.