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Critique de karmax211


"Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs, par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens – dans le but de contourner les risques de trahison et d'escroquerie qu'une telle opération implique -, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d'ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci."

Ce postulat d'introduction nous plonge au coeur de cette joute littéraire, théâtrale et commerciale... ces trois qualificatifs étant bien entendu intimement liés, interdépendants, indissociables.

Cinquante pages ou le temps d'une représentation et de 35 monologues ; les 10 ou 12 derniers faisant davantage office de répliques... un dealer et son client se "croisent", s'observent, se reniflent, s'estiment, s'évaluent, évaluent le désir de l'un d'obtenir ce que l'autre a le désir de lui offrir ou de lui vendre.

- LE DEALER
Dites-moi donc, vierge mélancolique, en ce moment où grognent sourdement hommes et animaux, dites-moi la chose que vous désirez et que je peux vous fournir, et je vous la fournirai doucement, presque respectueusement, peut-être avec affection ; puis, après avoir comblé les creux et aplani les monts qui sont en nous, nous nous éloignerons l'un de l'autre, en équilibre sur le mince et plat fil de notre latitude, satisfaits d'être hommes et insatisfaits d'être animaux ; mais ne me demandez pas de deviner votre désir ; je serais obligé d'énumérer tout ce que je possède pour satisfaire ceux qui passent devant moi depuis le temps que je suis ici, et le temps qui serait nécessaire à cette énumération dessécherait mon coeur et fatiguerait sans doute votre espoir."

De là découle de la part de l'auteur une analyse sur l'acte marchand qu'est ce duel ou cette dualité client-vendeur, en l'espèce client-dealer et la mécanique humaine qui se met en branle dès que s'amorce l'approche entre les deux.
Plus globalement, il s'agit également d'une réflexion sur les mécanismes qui sous-tendent, régissent le marché.
"Et la seule frontière qui existe est celle entre l'acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous deux possédant le désir et l'objet du désir, à la fois creux et saillie, avec moins d'injustice encore qu'il y a à être mâle ou femelle parmi les hommes ou les animaux ".

Ce qu'il est intéressant de noter, c'est que tout au long de cet échange ne s'échangent que des préjugés, des envies, des interrogations, des certitudes, des peurs, s'opposent des ignorances, des frustrations, des egos qui, comme sur un ring cherchent, non pas qui est le mâle alpha car les sexes sont aléatoires, mais laquelle ou lequel est le dominant et par conséquent qui est le dominé.
Et pour ce faire revient de manière récurrente la dualité homme-animal.
Et comme ce deal est duel, Bernard-Marie Koltès nous impose des références "duales" ou "opposantes" : client-dealer, homme-animal, blanc-noir, jour-nuit, fort-faible etc...

Et que croyez-vous qu'il résulte d'une transaction dans laquelle le client n'a rien envie d'acheter ? Eut-il néanmoins le désir d'acheter que je me demande si...

"- le Dealer
S'il vous plaît, dans le vacarme de la nuit, n'avez-vous rien dit que vous désiriez de moi, et que je n'aurais pas entendu ?

- le Client
Je n'ai rien dit ; je n'ai rien dit. Et vous, ne m'avez-vous rien, dans la nuit, dans l'obscurité si profonde qu'elle demande trop de temps pour qu'on s'y habitue, proposé, que je n'aie pas deviné ?

- le Dealer
Rien.

- le Client
Alors, quelle arme ? "

Pour vous donner un avant-goût de l'esprit et de la plume de l'auteur, ces quelques mots sur l'art de la diplomatie, cet intermède avant l'affrontement, que j'aime beaucoup.

" le premier acte de l'hostilité, juste avant le coup, c'est la diplomatie, qui est le commerce du temps. Elle joue l'amour en l'absence de l'amour, le désir par répulsion. Mais c'est comme une forêt en flammes traversée par une rivière : l'eau et le feu se lèchent, mais l'eau est condamnée à noyer le feu, et le feu forcé de volatiliser l'eau. L'échange des mots ne sert qu'à gagner du temps avant l'échange des coups, parce que personne n'aime recevoir de coups et tout le monde aime gagner du temps. Selon la raison, il est des espèces qui ne devraient jamais, dans la solitude, se trouver face à face. Mais notre territoire est trop petit, les hommes trop nombreux, les incompatibilités trop fréquentes, les heures et les lieux obscurs et déserts trop innombrables pour qu'il y ait encore de la place pour la raison. "

J'ai lu que le théâtre de Koltès était un théâtre inclassable. Pour ma part je me risquerais à dire que c'est du théâtre littéraire aux accents lyrico-beckettiens.
Mécanique parfaitement huilée qui met en scène de manière hyper dépouillée un texte d'une grande richesse syntaxique et poétique sur des thématiques universelles.

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