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Critique de 5Arabella


Qu'est-ce qui peut nous faire penser qu'on a lu un véritable chef-d'oeuvre, un livre qui au-delà des modes, des sujets sensibles du moment, d'un plaisir de lecture, touche à quelque chose d'essentiel, qui n'est d'une époque ni d'un lieu, un livre aux sens multiples, dont on ne vas épuiser le contenu ni dans une lecture ni dans dix, qui remue, interroge, qui ne quitte pas le lecteur une fois terminé ? L'erreur est toujours possible, évidemment, mais il y a quelques livres, rares, forcément, qui vous laissent cette sensation inexplicable d'être en face de quelque chose qui nous dépasse, et en même temps nous donne la possibilité d'aller au-delà de nos limites. le baron Wenckheim est de ces livres-là pour moi.

Le résumer risque de n'être pas incitatif. Aller faire un voyage dans une petite ville du fin fond de la Hongrie post-communiste n'a rien de très alléchant. Une petite ville sinistre et sinistrée, avec ses industries à l'abandon, ses services publiques défaillants, ses gares aux arrivées de train incertaines. Des hordes de sans abris, d'étrangers qui campent, un orphelinats aux allures de masure, et des habitants à la mentalité petit-bourgeois, bien pensante et uniquement occupés de leur petit confort quotidien, de plus en plus difficile à assurer, mais quand même on s'arrange comme on peut. Sans oublier la bande de motards violents, exécuteurs de basses oeuvres pour la police locale, terrorisant la population qui préfère ne pas voir, et se préparant à prendre encore plus le contrôle. Ce n'est certes pas un tableau très réjouissant. Un espoir tout de même se lève dans ce monde à la dérive, le retour du descendant des anciens maîtres du lieu, le baron Wenckheim. Emigré dans ses jeunes années avec ses parents en Argentine pour fuir le communisme, il revient. Pour les habitants, le maire en tête, il ne peut s'agir que du sauveur providentiel, dont l'argent va redonner vie à l'endroit. Or d'argent il n'y en a pas. le baron est une sorte de naïf perdu dans le monde, et qui a du être arraché de prison pour dettes, faites au jeu, par des riches parents autrichiens. Qui sont bien contents de s'en débarrasser en le laissant repartir là d'où il vient. Dans l'esprit brumeux du baron, son retour lui permettra de renouer avec son amour de jeunesse, qu'il n'a jamais oublié, qui l'a aidé à vivre, et qu'il pense être resté tel quel, pendant les décennies qu'a duré son absence. Comme il pense que rien n'a changé dans la ville qu'il a quitté adolescent. La déception sera forcément à la hauteur des attentes des uns et des autres.

Mais ce n'est qu'une trame parmi d'autres. László Krasznohorkai dessine une galerie de personnages, tous plus vrais que nature, qui même s'il n'occupent qu'une demi page sont parfaitement caractérisés. Il dresse l'air de rien, presque par inadvertance, le tableau assez complet et complexe de la population locale, dans toutes les couches de la société, âges, situations. Ce n'est pas forcément l'aspect sociologique qui l'intéresse, chaque situation peut ouvrir des perspectives bien plus vertigineuses qu'il semble à première vue : ainsi la confection d'une tarte est susceptible de nous amener à la notion d'intuition, au sens philosophique du terme. Il faut juste décoder. Ou pas d'ailleurs, on peut aussi rester dans l'anecdote amusante, si l'on préfère.

La vision de László Krasznohorkai n'a rien d'optimiste. Il dépeint des hommes empêtrés dans leurs contradictions, à la vue courte, incapables de se dégager du contingent. de comprendre le monde dans lequel ils vivent et de se comprendre. Englué dans des destins qui les dépassent, mais dans des petits destins minables, sans rien de grandiose ni noble. Pas de liberté possible, une sorte de prédestination régie le monde. Mais une prédestination sans Dieu (l'éblouissant Avertissement nous fixe le cadre), ce qui est bien pire, parce que pas de rédemption possible. le monde que dépeint László Krasznohorkai est un monde en bout de course, sans issue. Et qu'on ne se fasse pas d'illusions : la petite ville hongrois n'est pas sans similitude avec le monde dans lequel nous vivons, il l'anticipe peut-être un peu.

Mais que l'éventuel lecteur n'ait pas peur à ce sombre tableau : le livre est véritablement drôle, très drôle par moments. Cela peut paraître impossible, et pourtant l'auteur réussit ce tour de force. C'est le premier livre de László Krasznohorkai que je lis qui m'ait fait vraiment rire. de même son écriture, qui n'est en général pas la plus simple, avec de très longues phrases, est plus abordable ici. le passage d'un narrateur, d'un personnage à un autre, ne perd jamais le lecteur. Et le fait de passer d'une histoire, d'une anecdote à une autre, relance l'intérêt, fait que ce très long livre de plus de 500 pages glisse tout seul, est un bonheur de lecture.

L'auteur a déclaré que ce livre résumait tout ce qu'il avait écrit jusque là. Et c'est vrai, ses lecteurs peuvent reconnaître des éléments, des thématiques, voire des clins d'oeil à ses livres antérieurs. Dans une forme peut être plus aboutie, plus éblouissante encore. Mais plutôt que de le voir comme une indépassable réussite, je préfère le considérer comme une étape essentielle, qui va ouvre la voie à d'autres réussites, différentes. Et bien évidemment j'attends avec impatience l'opus suivant.
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