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Joëlle Dufeuilly (Traducteur)
EAN : 9782366246933
Cambourakis (07/09/2022)
4.5/5   39 notes
Résumé :
Sentant approcher la fin de sa vie et désireux de retrouver son amour d’adolescence, le baron Béla Wenckheim, qui a passé l’essentiel de son existence en Argentine, décide de rejoindre sa ville natale, en Hongrie. Ce voyage lui permet en outre de fuir les nombreuses dettes qu’il a contractées dans les casinos de Buenos Aires. Mais son retour sème la confusion, car nombreux sont ceux qui nourrissent de grandes attentes quant à sa capacité à sauver la ville de la fail... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (11) Voir plus Ajouter une critique
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La prose de Laszlo Krasznahorkai est tellement magnifique, que même s'il écrivait sur du n'importe quoi on le lirait avec plaisir. Ses phrases longues qui s'étendent sur plusieurs pages d'une musicalité incroyable qui se lisent facilement sont étonnantes. Dans la même phrase il décrit un personnage, le fait parler , penser , donner une explication qui s'ouvre sur une autre, sur une autre encore et encore … sans qu'on en perde le fil . D'un paragraphe à l'autre il saute d'un personnage à l'autre, d'un contexte à un autre, sans soucis ni pour lui ni pour le lecteur, quelle bravoure ! Et bien sûr bravo au traducteur qui a transcrit cette bravoure littéraire avec virtuosité, bien que je pense que certaines finesses et jeu de mots se perdent sûrement dans la traduction (page 200-201) . La lecture de cette tragi-comédie polyphonique publiée en Hongrie en 2016, et qui d'après l'auteur qui reçut l'International Booker Prize 2015 est Son Livre est une étrange et fascinante expérience dans un No man's land littéraire. Krasznahorkai nous en donne un avant goût dès son « Avertissement »en préface du livre, avec un chef d'orchestre qui donne des directives stricts à ses musiciens. Un chef qui semble l'alter ego de l'auteur qui s'adresse aux nombreux personnages du livre, une diatribe à la Beckett qui m'a bien fait sourire. L'emplacement de cet Avertissement semblerait d'emblée ne pas faire partie de l'histoire, mais une fois le livre terminé avec les titres des parties et la liste de la Bibliothèque de partitions en fin de livre il semble bien qu'elle en est l'épine dorsale.

Quand au « sujet » concret, il est dans le titre. Un Baron retourne à sa ville natale en Hongrie après avoir vécu quarante six ans en Argentine. Il rentre sans le sou, alors que la Ville attend impatiemment «  le richissime baron sud-américain » dont elle espère des miracles matérielles. le Baron lui-même a ses propres attentes de son pays natal devenu une « décharge à ciel ouvert », un état de police corrompu. Les deux parties en seront pour leur frais. Mais c'est juste l'affiche, derrière cette dernière se cache notre Monde contemporain où l'illusion masque la vérité souvent amère, et où chacun est seul, terriblement seul avec son destin. Krasznahorkai le contemple avec des lunettes noires , paradoxalement avec humour vu que n'ayant pas grand choix il vaut mieux et s'amuse à nous le raconter sans suivre un flux linéaire de pensée, dansant entre digressions, couches d'interjections, d'interruptions, d'insurrections, noirs, très noirs où gambadent une multitude de personnages de nos sociétés contemporaines, où qui dupe qui est difficile à cerner et tous sans exception souffrent de la difficulté d'exister. Des motards font leur propre loi au profit de l'Autorité, une fille naturelle veut se venger du père qui ne le reconnaît pas, le dit père étant un professeur de renom international qui a renoncé à tout pour retourner à l'état sauvage et soucieux de s'immuniser contre la pensée , entrent et sortent des personnages pop-up le temps d'un paragraphe….et le fameux baron du titre débarque en Europe et dans le Livre, vêtu d'une chemise et un pantalon jaunes, et coiffé d'un chapeau de paille à larges bords orné d'un ruban rouge, en plein hiver, soucieux de s'immuniser contre la parole. Un baron un brin naif pour ne pas dire débile 😁vu ses attentes surtout concernant Marietta, celle pour qui il est particulièrement revenu. « Le Baron », et non un monsieur Untel, dénomination d'une époque révolue, le dit personnage ne portant d'ailleurs aucun des signes de cette dénomination , à part les fringues dont l'a affublé la Famille pour sauver la face , dont des chaussures en croco qui tentent de s'accrocher à un sol boueux. le paradoxe entre l'idée qu'on se fait de quelque chose et de sa réalité. La grande Farce que sont la Vie et le Pouvoir.

En fioritures s'immiscent d'interessantes réflexions teintées d'humour sur nos existences conditionnées et sur le caractère humain , des clins d'oeil à l'actualité ( enfin de 2016 😊), Dante le footballeur brésilien actuellement défenseur de OGC Nice à l'époque joueur du Bayern de Munich en compétition avec le Dante de Florence, les IPhone allongements naturelles de la main même dans un pays où règne la misère, les chinois qui comme partout font leur apparition dans une salle de billard au fin fond de la Hongrie , une lettre virulente adressée aux Hongrois , et en toile de fond les hordes de migrants qui remplacent les touristes , dans La Hongrie de Viktor Orban, un autre dictateur de petit calibre.

Krasznahorkai est un immense écrivain compatissant mais impitoyable. Ses divers personnages violents, manipulateurs, impitoyables …sont aussi aimants, impatients, perplexes, pleins de regrets, effrayés, pleins d'espoir et intimes avec le monde inhumain dans lequel ils se trouvent, bref des êtres humains réels, que l'auteur aime sans l'ombre d'un doute mais qu'il n'hésitera pas à broyer ne laissant à la fin qu'une liste de partitions plus matérielles qu'humains, avec un dernier mot « Da capo al fine », effrayant , celle d'une boucle qui se ferme, sa fin étant son début.
Géniale.


« La peur est l'élément qui détermine l'intégralité de l'existence humaine. »

« Un artiste n'a qu'une tâche : poursuivre un rituel. Et le rituel est une pure technique. »
Laszlo Krasznahorkai


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Voilà, le grand Krasznahorkai nous a probablement livré son chef-d'oeuvre, renouant avec la perfection de son premier roman « Le Tango de Satan », que d'autres lecteurs prennent là comme vivante comparaison, bien que leur situation politique soit complètement différente : communisme moribond face à ce nationalisme néo-libéral actuel, rendant le parallèle plus que savoureux, forcément nihiliste, voire misanthrope, cet humour désespéré comme trait d'union.

La forme, ces interminables phrases-chapitres, pleine de méandres et d'à-propos, à présent pleinement maitrisée par l'auteur, hypnotisant avec charme celui qui n'avait pas accroché aux chausse-trappes de « La mélancolie de la résistance », jusqu'alors son titre-phare (comme sa gardienne…).
Eclatante, elle propulse l'auteur dans les plus hautes sphères de la littérature mondiale.

Ricanant, on ne peut que l'accompagner, le Laszlo, au vue de son éditeur français, le « Gros C », révoltante maison donneuse de leçons, vendant pour quelques euros plus cher des livres produits chez de douteux imprimeurs d'Europe extrême-orientale ( bon… ils ont laissé tomber ces bandits bulgares de Pulsio, passant à présent par les pays baltes ), alors que les copains du Cher (18) ne peuvent même plus se saouler au blanc du Menetou-Salon, victime de ce mondialisme de merde qu'aucune révolte ne pourrait venir à bout
On n'insistera jamais assez sur le rôle de Tartuffe de ces gens là, à la pointe de leurs combats perdus d'avance, vendeurs de papier patentés, squatteurs de vitrine de ces librairies « indépendantes » pensant toutes pareilles, ayant Cambourakis dans leur chouchou non pour leur contribution à la littérature mondiale ( voyez : John Barth, Roberto Arlt, André Baillon, et tant d'autres… ), mais pour leurs bricolo-cartonnades façon Wendy Delorme, meilleure en tatouage et en deux-cent mètres miroir ( courir vite et loin en se regardant dans une glace…un régal… bientôt discipline paralympique ) qu'en relecture ou en rhétorique…

Cela semble dommage d'envoyer une telle charge lors de la critique d'un tel livre, mais c'est impossible d'en faire fi : dès le prologue, ce roman cristallise de manière jubilatoire tout ce qu'on pourrait reprocher à la pseudo-modernité, laissant le lecteur goguenard à la pensée de sa lecture par la patronne, amatrice de vol sur balai.
On laissera bien-sûr toute les latitudes d'interprétation pour une oeuvre si riche en sens, libre à eux d'y voir, dans un quatrième degré rempli de perversité, quelques réponses à leurs envies… Rien n'y fait, le propos de Krasznahorkai ne s'accordera ô grand jamais avec leur vision du monde, confirmant par là leur cruel manque de face, ou plus sûrement cette simple mentalité d'épicier, vendant de la viande rouge en étant végétarien…

Toute cette petite boue car… sinon… ce livre est tellement bon qu'il n'est besoin de s'attarder davantage sur son contenu, vous laissant user et abuser de grossièretés pour en qualifier le caractère jubilatoire, jusqu'au-boutiste, si rafraichissant de nos jours, véritable pavé jeté au hasard, mettant dos à dos tous ces extrêmes, brûlante réponse face à cette médiocrité généralisée.

Ce n'est pas tous les jours qu'on fait face à un tel livre…
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Je ne pouvais qu'accrocher à ce livre dès les premières lignes, j'ai bien dit lignes et non phrases vous noterez, ce détail a son importance vous allez comprendre pourquoi, dès les premières lignes, donc, puisque de phrases il y en a peu, et que la première fait très exactement six pages - six pages ? s'étouffe Chou dans son café matinal, mais comment as-tu fais pour reprendre ton souffle Onee-chérie, toi qui lisais ça avec la plus grosse crève que tu aies eu depuis des années, six pages, comment as-tu respiré, toi que j'entends te moucher, souffler et aspirer difficilement par la bouche quelques bribes d'air coloré de romarin, que diffuse ce bol d'eau chaude que tu laisses en permanence auprès de toi pour maintenir un taux d'humidité acceptable pour tes narines asséchées, oui six pages mon amour mais ça se lit si bien, ça coule si facilement qu'on ne se voit pas tourner les pages, vois-tu, pour la simple et bonne raison que nous voulons arriver à la fin de cette sentence pour avoir enfin le fin mot du message qu'elle met tant de volonté et de virtuosité à nous délivrer, et puis en une phrase, tu sais, il se passe beaucoup de choses car en une phrase, l'auteur donne la parole à plusieurs personnes qui nous relatent plusieurs faits et, surtout, en une seule phrase l'auteur nous fait voyeur et nous fait entendre les pensées les plus intimes, les plus obscures voire les moins avouables de chaque personne présente dans la pièce et qui font un échos, parfois dissonant et c'est tout l'intérêt, à leur discours oral et public puis, parfois, l'auteur se décide à nous abandonner un point en pâture, là, comme ça, il change de paragraphe dans la foulée mais, tout accaparés que nous sommes par les pensées du personnage précédent, nous ne nous en rendons même pas toujours compte et nous poursuivons, sans nous arrêter, la course folle des pensées d'une autre personne, et nous nous en apercevons à un détail, un mot, une expression déjà utilisée auparavant ou le contexte qui a changé, et nous raccrochons les wagons sans plus d'effort, presque sans y penser tant nous sommes nous-mêmes devenus ce flux de pensées ininterrompues délivré par l'auteur, oui, délivré, comme s'il avait ouvert la cage des pensées des personnages de toute cette ville hongroise et que celles-ci nous parvenaient toutes pêle-mêle, les unes après les autres, les unes avec les autres, les unes mélangées, que dis-je, intriquées aux autres car, après tout, c'est bien leur somme qui constitue ce personnage à part entière qu'est cette ville - ne dit-on pas d'ailleurs qu'une ville se compte en âmes ? Eh bien ici elles ouvrent les vannes jusqu'à faire bouillonner votre cerveau, bouillonner ces êtres qui ensemble s'échauffent et s'écharpent dans un contexte économique tellement peu favorable que, crois-moi ou pas Chou, tous les habitants de cette ville misent leur avenir sur l'arrivée du fameux Baron WENKHEIM éponyme alors que, devine quoi, je te le demande devine un peu, s'il revient au bercail après tant d'années passées en Argentine c'est, selon la rumeur, la queue entre les jambes et sans le sou du fait de son addiction aux jeux mais ça, Chou, ce n'est pas un spoil alors pourquoi les gens semblent tant croire qu'ils va redresser la situation de la ville, ça, ça reste un mystère d'autant que, si tu veux mon avis, leur baron l'est pas fin-fin l'amigo mais bon, pas de jugement toussa-toussa alors je ne dis rien, je laisse le public juger par lui-même car, tu verras, le public n'est pas ce qui va manquer dans cette funeste farce, alors donc tu me le conseilles, ose timidement un Chou quelque peu déprimé à l'idée de devoir se coltiner 500 pages sans pouvoir souffler alors que, ce genre d'écriture, c'est précisément ce qui le fait souffler tout son saoul habituellement et puis d'ailleurs, la Onee elle est bien mignonne mais elle ne lui a pas encore dit ce que ça racontait tout ça finalement, qui sait si je ne vais pas me retrouver à devoir lire 500 pages d'un livre qui ne raconte que l'arrivée tant attendue du baron, eh bien oui, lui avoua-t-elle après qu'il ait eu l'impudence d'exprimer ses craintes à haute voix : oui mon amour, tu m'as bien vue venir avec mon étoile en moins tombée du ciel babéliote qui en comporte normalement 5, oui l'histoire en elle-même tient toute entière dans l'attente, par chaque personnage, de cette arrivée qu'ils veulent tous providentielle puis, et là un espoir s'immisce dans les yeux du mari pour s'éteindre aussitôt après, à la moitié du roman, lorsque le baron arrive enfin, l'histoire ne tient plus qu'à la réaction de toute la ville face à la déception qui l'attend mais, et Onee se dépêche de glisser ce « mais » avant que Chou n'oppose un véto ferme et définitif à cette lecture, si tu ne lis pas ce livre en exigeant de lui ce qu'il ne peut pas t'offrir, c'est à dire une action foisonnante avec les réponses à toutes les questions qu'il t'a minutieusement posées depuis le début, alors seulement tu seras en mesure de profiter pleinement de son rythme, lent mais actif, long mais truculent, et sa fin romanesque mais symbolique, car sous ses airs d'exercice de style le Baron Wenkheim cristalise tous les ingrédients de la satire sociale qui lave ses dessous de table pas très propres en public, oui, et tu crois que tu vas convaincre tes babelpotes avec une critique pareil ma Chérie ? lui demandais-je un peu dépité de savoir qu'elle allait me la faire relire avant de vous la présenter et que, sauf à croire au miracle, j'allais très certainement devoir faire face à ce que l'une d'entre vous appelle une "chronique miroir" et donc, certainement, une critique sans point… Alors, comme si vous la lisez c'est que je l'aurais validée, soyez sympa ne jetez pas le mot « tomate » en MP sur ma page Chou_dOnee, oh mon Dieu ça y est elle m'amène l'ordinateur et je vois, oh non, pas un ou deux mais mille mots brûler en même temps de se faire lire, comme ça, sans point, sans ordre, non pas l'un après l'autre bien ordonnés mais tous en même temps, pêle-même et à la suite et, rien qu'à voir cette page, mon cerveau prend feu… c'est l'enfer !!! Onee m'a tuer et son prince charmant va redevenir... crapaud ;-)
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Matériel utilisé et disparu pour faire cette critique - entre autres :
- énergie,
- temps,
- Chou
- etc…
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Matériel utilisé et détruit par cette critique :
- cerveau de chou.
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Farce cruelle se déployant en miroir à une réalité aux accents de plus en plus funestes et chaotiques (à l'image du pays d'origine de l'auteur, piloté depuis plus d'une dizaine années par un grotesque Viktor Orban, toujours aux manettes à ce jour, hélas!), moulinée ici par la faconde époustouflante de l'écrivain hongrois, dans «Le Baron Wenckheim est de retour», Laszlo Krasznahorkai joue, devant un public bouche bée, une nouvelle version sidérante de son «tango de Satan» - titre de son premier roman, paru en 1985 -, cette milonga tragicomique qu'il s'applique depuis, avec brio, à chorégraphier au travers d'une oeuvre littéraire, mais aussi cinématographique -menée en collaboration avec son complice de toujours, le cinéaste Béla Tarr-, dans lesquelles la mesure (et la démesure) sont données par la corruption morale et l'abus de confiance sur des plus faibles, le mal décomplexé, la violence, la cupidité, l'imposture et la peur qui prévalent de tous temps dans les rapports de domination entre les hommes.

Dans cette nouvelle partition musicale, virevoltent en une frénésie de solos saccadés, segmentés, de tout petits chapitres se succédant les uns aux autres sans autre signe distinctif à part un simple changement de paragraphe, sautant allègrement d'un personnage ou d'une temporalité à une autre - deux pas en avant, deux pas en arrière – ce qui pourrait faire penser au départ, à tort, à une démonstration entêtante d'«exercices de style» postmodernes, mais qui s'avèreront toutefois, sous la houlette d'un maestro qui assume ouvertement sa toute-puissance et son intransigeance (voir à ce propos son «Avertissement» en préambule), s'articuler parfaitement entre eux et converger au fur et à mesure vers un même ensemble homogène, superbement orchestré.
Impromptus aux contenus aussi drolatiques que vénéneux, quelquefois franchement consternants ou pathétiques, jouissant chacun d'une certaine indépendance narrative et, à l'occasion, s'achèvant par de petites chutes bien à eux.
Constitués de bloc-phrases à géométrie constante, très impressionnante, dans un style où l'omniscience du narrateur et le discours indirect prédominent; de très longues phrases, recouvrant des pages entières et dont la cadence, en même temps que la rigueur de leur construction, l'intelligibilité - grâce notamment à un rythme et à une ponctuation respectueux du souffle de celui qui est en train de les déchiffrer-, réussissent à la fois à libérer et à canaliser une force expressive inimaginable.

Dotées d'un attrait ensorcelant, le lecteur se voit subjugué et, incapable d'arrêter le mouvement de ses yeux sur ce «reading-floor» interminable, est victime d'une sorte d'état hypnotique, un état proche de celui qu'il pourrait éventuellement se voir tenté d'imputer à l'auteur lui-même, médium peut-être, se dit-il, d'un texte qui aurait pu avoir été bel et bien psychographié !!!

Sérieusement...en un mot, c'est un tour prodigieux ce qu'accomplit Laszlo Krasznahorkai dans son dernier roman! Et extrêmement virtuose, à l'image d'un «Caprice» d'un Paganini débridé ou d'une gravure d'un Piranèse halluciné!

Le sentiment général d'absurde et d'inquiétante étrangeté qui s'installera progressivement dans le récit a pour point de départ un enchaînement astucieux de méprises et de leurres, de faux-semblants et de fausses rumeurs incontrôlables.

À commencer par le lecteur lui-même, qui pourrait naïvement croire s'embarquer dans une sorte de remake de «La Visite de la Vieille Dame», de F. Dürrenmatt!

Pendant les premières cent cinquante pages du roman, en effet, tous attendent impatiemment l'arrivée imminente du Baron Wenckheim, dernier représentant de la branche hongroise de l'illustre famille. L'on se prépare à l'accueillir en grande pompe, on s'interroge sur les véritables raisons de son retour, on spécule autour de cette fortune colossale qu'il aurait accumulée durant ses longues années d'exil en Argentine, on cogite surtout sur tous les bénéfices, financiers et politiques, à titre personnel et collectif que l'on pourrait extraire du retour du vieux et, le croit-on tout au moins, richissime baron.

En attendant Wenckheim, l'auteur dresse peu à peu, sur un ton mordant et satirique, drôle et en même temps affligeant par ce qu'il révèle des bassesses qui animent globalement les intentions et les gestes de ses habitants, la chronique de la déchéance économique et morale d'une petite ville de la Hongrie profonde à l'ère Orban.

Si d'un côté les traits peuvent donner le sentiment d'avoir été grossis par la loupe sans concessions de l'auteur, les travers que ce dernier pointe avec une délectation qu'il ne cherche point à cacher ( la révolte et la violence de certaines diatribes de Laszlo Krasznahorkai lancées contre la nation et le peuple hongrois pourraient sous certains aspects faire passer Thomas Bernhard pour un enfant de choeur!), ne sont cependant, ni tout à fait étrangers, ni compétemment éloignés de la réalité actuelle désastreuse de la société hongroise : peur de l'étranger et repli sur soi face aux vagues migratoires aux portes de l'Europe, montée en puissance des extrémismes et des groupuscules d'extrême-droite et néo-nazis, prolifération des mensonges d'Etat, des violences perpétrées contre les membres les plus fragiles de la société, dégradation économique et culturelle...

L'extrême noirceur du tableau n'épargnera rien, ni personne, excepté peut-être les personnages en rupture de ban, ou les simples d'esprit, ces derniers étant visiblement les seuls que le scepticisme radical de Krasznhorkai autorisera à s'extraire en partie de cette danse macabre qui court inexorablement à sa perte.

Dans le jeu de Tarots personnel du créateur, entre les épisodes lourds de menaces, dont ce Char symbolique s'abattant inexplicablement sur le cours des événements (à certains moments, surgis de nulle part, d'étranges convois de gros véhicules, Mercedes, BMW, ou de poids-lourds, arpentent dans un silence de mort les rues de la ville, appuyant la thèse développée par le roman que la peur serait l'unique et véritable élément susceptible de réunir les hommes), et un bouquet final couronnant la partie par l'effondrement spectaculaire de la Maison-Dieu, seuls en effet, les archétypes de l'Ermite (le très curieux personnage en arrière-plan du Professeur, «résistant mélancolique» armé, retranché de tout commerce avec ses semblables, se livrant à des théories iconoclastes sur L Histoire et à des «exercices d'auto-immunisation contre la pensée»), ainsi que celui des deux Amoureux (le candide Baron, et Marika, son éternelle fiancée) pourront bénéficier d'une certaine forme de compassion de la part de leur maître tout-puissant...

"Diamant noir", "chef-d'oeuvre", selon les uns, "le livre qui concentrerait tout ce qu'il avait pu écrire auparavant", suivant les mots de l'auteur lui-même, ces épithètes sont à mon avis tout à fait à la hauteur du roman : une prouesse littéraire à l'ambition monstrueuse, dans tous les sens du mot!

Personnellement, je me suis vu néanmoins, en quelque sorte malgré moi, avaler une étoile par ce gigantesque trou noir affamé de toute forme de lumière, et jamais assouvi...

L'humour omniprésent, la construction irréprochable, l'exécution virtuose, les magnifiques flots narratifs versés en surabondance, une lecture m'entraînant dans une ronde enfiévrée de mots, n'auront pas suffi à cacher à mes yeux une gêne diffuse, et que je finirais par identifier comme étant liée à une absence de pratiquement toute note d'humanité dans cette partition rigoureusement cérébrale: envers des personnages qui m'auront de surcroît paru quelque peu "bidimensionnés" ou fac-similés (ceux-ci seront d'ailleurs listés sans états d'âme par l'auteur, en fin d'ouvrage, parmi les « matériaux utilisés», «détruits» ou «disparus»!), ou encore envers une forme de dénuement ontologique, très proche d'un nihilisme sans appel (mis en exergue surtout à travers les longs discours du personnage du Professeur), considéré comme implicite à la condition humaine, dû à la conscience de la mort chez l'homme, et à sa peur face à l'inconnu, sur lesquelles reposeraient d'après ce dernier «tous les fondements factices de la civilisation», développements portant inéxorablement en eux-mêmes "les germes de sa propre destruction»!

« Mehr Licht! Mehr Licht! » («Plus de lumière ! Plus de lumière !»)
(Goethe, sur son lit de mort).



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Qu'est-ce qui peut nous faire penser qu'on a lu un véritable chef-d'oeuvre, un livre qui au-delà des modes, des sujets sensibles du moment, d'un plaisir de lecture, touche à quelque chose d'essentiel, qui n'est d'une époque ni d'un lieu, un livre aux sens multiples, dont on ne vas épuiser le contenu ni dans une lecture ni dans dix, qui remue, interroge, qui ne quitte pas le lecteur une fois terminé ? L'erreur est toujours possible, évidemment, mais il y a quelques livres, rares, forcément, qui vous laissent cette sensation inexplicable d'être en face de quelque chose qui nous dépasse, et en même temps nous donne la possibilité d'aller au-delà de nos limites. le baron Wenckheim est de ces livres-là pour moi.

Le résumer risque de n'être pas incitatif. Aller faire un voyage dans une petite ville du fin fond de la Hongrie post-communiste n'a rien de très alléchant. Une petite ville sinistre et sinistrée, avec ses industries à l'abandon, ses services publiques défaillants, ses gares aux arrivées de train incertaines. Des hordes de sans abris, d'étrangers qui campent, un orphelinats aux allures de masure, et des habitants à la mentalité petit-bourgeois, bien pensante et uniquement occupés de leur petit confort quotidien, de plus en plus difficile à assurer, mais quand même on s'arrange comme on peut. Sans oublier la bande de motards violents, exécuteurs de basses oeuvres pour la police locale, terrorisant la population qui préfère ne pas voir, et se préparant à prendre encore plus le contrôle. Ce n'est certes pas un tableau très réjouissant. Un espoir tout de même se lève dans ce monde à la dérive, le retour du descendant des anciens maîtres du lieu, le baron Wenckheim. Emigré dans ses jeunes années avec ses parents en Argentine pour fuir le communisme, il revient. Pour les habitants, le maire en tête, il ne peut s'agir que du sauveur providentiel, dont l'argent va redonner vie à l'endroit. Or d'argent il n'y en a pas. le baron est une sorte de naïf perdu dans le monde, et qui a du être arraché de prison pour dettes, faites au jeu, par des riches parents autrichiens. Qui sont bien contents de s'en débarrasser en le laissant repartir là d'où il vient. Dans l'esprit brumeux du baron, son retour lui permettra de renouer avec son amour de jeunesse, qu'il n'a jamais oublié, qui l'a aidé à vivre, et qu'il pense être resté tel quel, pendant les décennies qu'a duré son absence. Comme il pense que rien n'a changé dans la ville qu'il a quitté adolescent. La déception sera forcément à la hauteur des attentes des uns et des autres.

Mais ce n'est qu'une trame parmi d'autres. László Krasznohorkai dessine une galerie de personnages, tous plus vrais que nature, qui même s'il n'occupent qu'une demi page sont parfaitement caractérisés. Il dresse l'air de rien, presque par inadvertance, le tableau assez complet et complexe de la population locale, dans toutes les couches de la société, âges, situations. Ce n'est pas forcément l'aspect sociologique qui l'intéresse, chaque situation peut ouvrir des perspectives bien plus vertigineuses qu'il semble à première vue : ainsi la confection d'une tarte est susceptible de nous amener à la notion d'intuition, au sens philosophique du terme. Il faut juste décoder. Ou pas d'ailleurs, on peut aussi rester dans l'anecdote amusante, si l'on préfère.

La vision de László Krasznohorkai n'a rien d'optimiste. Il dépeint des hommes empêtrés dans leurs contradictions, à la vue courte, incapables de se dégager du contingent. de comprendre le monde dans lequel ils vivent et de se comprendre. Englué dans des destins qui les dépassent, mais dans des petits destins minables, sans rien de grandiose ni noble. Pas de liberté possible, une sorte de prédestination régie le monde. Mais une prédestination sans Dieu (l'éblouissant Avertissement nous fixe le cadre), ce qui est bien pire, parce que pas de rédemption possible. le monde que dépeint László Krasznohorkai est un monde en bout de course, sans issue. Et qu'on ne se fasse pas d'illusions : la petite ville hongrois n'est pas sans similitude avec le monde dans lequel nous vivons, il l'anticipe peut-être un peu.

Mais que l'éventuel lecteur n'ait pas peur à ce sombre tableau : le livre est véritablement drôle, très drôle par moments. Cela peut paraître impossible, et pourtant l'auteur réussit ce tour de force. C'est le premier livre de László Krasznohorkai que je lis qui m'ait fait vraiment rire. de même son écriture, qui n'est en général pas la plus simple, avec de très longues phrases, est plus abordable ici. le passage d'un narrateur, d'un personnage à un autre, ne perd jamais le lecteur. Et le fait de passer d'une histoire, d'une anecdote à une autre, relance l'intérêt, fait que ce très long livre de plus de 500 pages glisse tout seul, est un bonheur de lecture.

L'auteur a déclaré que ce livre résumait tout ce qu'il avait écrit jusque là. Et c'est vrai, ses lecteurs peuvent reconnaître des éléments, des thématiques, voire des clins d'oeil à ses livres antérieurs. Dans une forme peut être plus aboutie, plus éblouissante encore. Mais plutôt que de le voir comme une indépassable réussite, je préfère le considérer comme une étape essentielle, qui va ouvre la voie à d'autres réussites, différentes. Et bien évidemment j'attends avec impatience l'opus suivant.
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critiques presse (3)
LaCroix
14 avril 2023
Un roman total pourtant fouillé, profondément tragique et prodigieusement drôle, expérimental mais qui se dévore : « Le baron Wenckheim est de retour », le coup de maître de Laszlo Krasznahorkai.
Lire la critique sur le site : LaCroix
LeMonde
11 avril 2023
Car Le baron Wenckheim est de retour révèle un type analogue de somnambulisme moderne, où l’égoïsme de chacun, la concentration sur la vie privée ou la poursuite de desseins médiocres, sur fond de culture amoindrie et de ­fascisme rampant, forment un désespérant théâtre.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Marianne_
06 avril 2023
Balayant toute idée d’espérance, ce nouveau diamant noir nous met face à l’angoisse d’une fin du monde due à notre propre déliquescence.
Lire la critique sur le site : Marianne_
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Ca rentrait pas, y'avait rien à faire, pourtant on s'est donné de la peine, mais nous autres on était pas habituées, des chansons comme Brunette, ma jolie Brunette, ou bien Que descende l'étoile du matin, ou encore La Buse noire a pondu trois oeufs, on savait les chanter, mais alors cette nouvelle chanson, c'était pas pour nous, pas moyen de la faire entrer dans nos oreilles,et puis on était pas assez, la Jucika, elle était pas là, il manquait aussi la mère Horgos, et Roszika, et m'ame Kati, et, ah oui, m'ame Mariska, et puis sa voisine, comment qu'elle s'appelle déjà, ça me revient pas, c'est pas grave, mais le chef de choeur, un brave homme je dois dire, il nous a forcées, il nous a repassé la cassette, dix fois, vingt fois, pour que la chanson elle nous rentre dans les oreilles, mais il n'y avait pas moyen, c'est pas qu'on voulait pas, nous on voulait bien, même qu'à la fin on était toutes autour du magnéto comme si c'était la crèche du p'tit Jésus, et puis on a essayé, on s'est décarcassées, on a chantonné, Ne pleure pas pour moi Arne... ça y est, v'là que ça recommence, ce maudit mot, c'est çui-là qui voulait pas rentrer dans nos têtes, Arginta, ah, c'était quoi déjà ? j'ai oublié, Ar, Ar, nom de Dieu ! Ar-gen-ti-na, ça y est, c'est ça, c'est pourtant qu'un mot, mais il sonnait tellement étranger, à croire qu'il venait d'une autre planète, et donc, on devait chanter d'après la cassette, et on faisait de gros efforts, mais après y'a le Maire qui a débarqué et quand il nous a entendues, il a piqué une crise, et il nous a dit, mais enfin, mesdames, c'est juste cinq petits mots, oui, bon, cinq petites strophes, et puis une petite mélodie, me dites pas que vous n'allez pas y arriver, bah si, monsieur le maire, qu'on lui a répondu, ça fait une heure qu'on fait tout ce qu'on peut, qu'on trime comme des bêtes, franchement, y aurait pas autre chose ? on pourrait lui chanter une jolie ritournelle à ce grand monsieur, lui a dit la mère Horgos, celle-là elle a la langue bien pendue, faut toujours qu'elle la ramène, qu'est-ce que vous diriez, m'sieur le maire, qu'elle lui a dit, si on lui chantait Ma jupe a treize volants, mais il a secoué la tête et il a dit : pas question, c'est celle-là, et pas une autre, cette Arin...,ah, vous voyez, ça vient toujours pas, mais figurez-vous qu'on a fini par y arriver, parce que notre chef de choeur, il a réussi à nous la faire entrer dans la tête, et on a chanté à tue-tête : ne pleure pas pour moi, Armengita, dans l'après-midi, on était fin prêtes, même les retardataires elles étaient au point, et juste quand on allait partir pour la gare, y a un gars de la mairie qui s'est pointé, et nous a dit qu'y avait eu une grosse erreur à la mairie parce que le train, il arrivait pas aujourd'hui mais demain, demain, vous vous rendez compte, et que du coup on avait tout notre temps, ah oui, mais nous on a dit à notre chef de choeur que c'était plutôt une tuile, parce que d'ici demain, tout ce charabia, il nous serait sorti de la tête, (...)
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Il n’aimait personne et personne ne l’aimait, et cela lui convenait parfaitement, le respect était autre chose, cela allait de soi, découlait, hélas, de la bêtise humaine, contre laquelle il était impuissant, non pas qu’il s’en souciât, c’était le cadet de ses soucis, mais lorsqu’il y était confronté, il pouvait en souffrir terriblement……
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…un enfant ressent plus de choses qu’un adulte ne sait de choses, et un enfant sait plus de choses qu’il n’en ressent…..
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Vidéo de Laszlo Krasznahorkai
Lundi 8 août 2022, dans le cadre du banquet du livre d'été « Demain la veille » qui s'est déroulé du 5 au 12 août 2022, Yannick Haenel tenait la conférence : L'amour, la littérature et la solitude.
Il sera question de cette attention extrême au langage qui engage notre existence. C'est-à-dire des moyens de retrouver, à travers l'expérience poétique de la solitude, une acuité, une justesse, un nouvel amour du langage. Écrire, lire, penser relèvent de cette endurance et de cette précision. C'est ce qui nous reste à une époque où le langage et la vérité des nuances qui l'anime sont sacrifiés. Écrire et publier à l'époque de ce sacrifice planétaire organisé pour amoindrir les corps parlants redevient un acte politique. Je parlerai de Giorgio Agamben, de Georges bataille, de László Krasznahorkai, de Lascaux et de Rothko. Je parlerai de poésie et d'économie, de dépense, de prodigalité, et de la gratuité qui vient.
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