« le Baron Wenckeim est de retour » de
László Krasznahorkai, traduit par
Joelle Dufeuilly (2023, Cambourakis, 528 p.) est l'épais roman qui vient de sortir. En exergue « Pour l'éternité : cela durera tant que cela durera ». On est averti, cela durera, et en effet, il y a 528 pages qui suivent. Il faut reconnaitre qu'avant l'exergue, il y avait un « Avertissement ». Il n'est pas signé, mais, au vu de la longueur de la phrase qui d'étend sur les sept pages qui suivent, on peut penser qu'il ne provient que de
Krasznahorkai.
« le Retour du Baron Wenckheim » est le dernier roman de la tétralogie. Celle-ci commence avec « le
Tango de Satan » (Sátántangó) (2000, Gallimard, 288 p), suivi par «
La Mélancolie de la Résistance » (2006, Gallimard, 400 p) (Az ellenállás melankóliája), puis «
Guerre & Guerre » (Háború és háború), (2013, Cambourakis, 280 p) et finalement « le Retour du Baron Wenckheim » (Báró Wenckheim hazatér). C'est du moins ce que dit l'auteur quand il parle de ses oeuvres. « Je l'ai dit mille fois que j'ai toujours voulu écrire un seul livre. Je n'étais pas satisfait du premier, et c'est pourquoi j'ai écrit le second. Je n'étais pas satisfait du deuxième, alors j'ai écrit le troisième, et ainsi de suite. Maintenant, avec Baron, je peux clore cette histoire. Avec ce roman, je peux prouver que je n'ai vraiment écrit qu'un seul livre dans ma vie ». A ce stade, on ne peut penser qu'aux auteurs qui l'ont inspiré, dont
Malcolm Lowry. Non point que ce soit un buveur impénitent, voire un alcoolique patenté, dont
László Krasznahorkai suit les traces dans «
The Manhattan Project » via une visite au New York's Bellevue Hospital. C'est là où Lowry a été hospitalisé pour une cure de désintoxication, faits qu'il décrit dans «
Lunar Caustic » traduit par
Clarisse Francillon (1977,
Maurice Nadeau, 216 p). Dans ce livre, il y a une scène de rêve assez fantasque dans laquelle un bateau qui transporte toute une ménagerie est pris dans une tempête. A Berlin, son ami lui raconte l'anecdote de l'arrivée de Lowry à New York, à la jetée de l'East River, portant une énorme valise avec grande facilité. le douanier l'interroge sur le contenu, lequel consiste en une seule chaussure de rugby et d'une édition de poche en lambeaux de Moby-Dick. Et
László Krasznahorkai de conclure « Eh bien, je réfléchis, j'ai maintenant trois ivrognes de génie, chacun ayant sa propre route à Manhattan. Woods, Melville, Lowry. / Mon Dieu, je suis sur la bonne voie ».
Toujours à propos de
Malcolm Lowry, ce dernier a écrit, brulé, réécrit et perdu toujours le même livre. Tout commence par un voyage à Grenade où il rencontre l'actrice Jan Gabrial qui deviendra sa femme en 1934 et sous le nom d'Yvonne l'héroïne de son roman «
Au-dessous du volcan » (Under the Volcano) (2006, Grasset, 560 p). L'alcool s'immisce dans le couple, d'où la désintoxication au Bellevue Hospital en 1936, suivi d'un voyage à Cuernavaca, au Mexique et début de l'écriture de « Under the Volcano ». On retrouve Geoffrey Firmin, consul britannique à Quauhnahuac, ville qui ressemble à Cuernavaca, et sa femme Yvonne. le manuscrit est refusé. Il est ré-écrit lors d'un séjour dans une cabane sur les rives du Pacifique «
En route vers l'île de Gabriola » (1984, Denoel, 368 p), et détruit à nouveau lors un incendie sans doute provoqué par l'ivresse. Un très grand auteur dont il faut lire les deux épisodes mexicains, mais aussi les prouesses marines dans «
Ultramarine » ou à défaut dans la compilation « Romans, nouvelles, poèmes » (1995, La Pochotèque, 1087 p)
Je dois avouer que j'ai eu du mal à entrer dans le roman. Tout d'abord, acheté en anglais « Baron Wenckeim's Homecoming », traduit par Ottilie Mulzet (2019, Toucan Roce Press, 560 p.). Commencé. Mais la longueur des quelques phrases, jointes à la langue m'ont vite fait perdre le fil. Et puis il y a eu cette édition française. Mais là encore, les petits caractères, joints à la non-ponctuation m'ont fait perdre pied. Il a fallu une quinzaine de jours à Toronto, où j'ai déniché chez un libraire indépendant « Spadework for a Palace » et son sous-titre, « Entering the Madness of Others » (2022, New Directions, 80 p.) traduit en anglais par
John Batki. C'était suffisamment court et structuré. Donc au retour, je me suis attaqué à la version française de « le Baron Wenckeim est de retour ». Un des problèmes rencontrés est que l'on ne peut pas tout lire d'un coup. On s'arrête, mais l'absence de ponctuation ou de retour à la ligne fait qu'on ne peut reprendre qu'en relisant une ou deux pages avant. Un livre-tango en quelque sorte, à emmener pour lire à Buenos Aires, un dimanche après-midi, après le concert au Cafe Tortoni.
Tout d'abord, les chapitres, il y en a 12, comme les apôtres. Et ils ont pour noms « TRRR », « TRUM », « DUM », « RUM », « ROM », « HMMM », « RARIRA », « RI », « DOM », puis « BIBLIOTHEQUE DE PARTITIONS », « ET DANS L'ORDRE » « RAM, PAM, PAM, PAM, HMMM, RARIRA, RI, ROM-RAM, PAM, PAM, HMMM, RARIRA, RI, ROM, RAM-PARIRA, RIRAROM », et enfin « TRRR Da capo al fine ». Ou alors, ce sont les mois de l'année, mais sûrement pas des numéros, même hongrois qui s'écrivent « Egy, kettő, három, négy, öt » entre 1 et 5. Curieusement le « ra ri ra » devient « ra di da » en anglais et le « ri » tourne en « ruin ». Comprenne qui pourra, si toutefois il y avait à comprendre. Ou alors c'est une référence bibliographique, tout comme « Pim Pam Poum » du nom de la bande dessinée de
Rudolph Dirks dans « The American Humorist ». Les deux garnements et leur tante Pim ont fait la joie des enfants au temps héroïques du « Journal de Mickey » d'avant-guerre. Laquelle ? Il y en a tant eu.
Bref, tout commence dans un jardin attenant à un terrain vague, pompeusement renommé « Ronceraie » où se trouve un cabanon construit de bric, de plaques de polystyrène et de broc. C'est là que vit un protagoniste, qu'on nomme le professeur. « de renommée internationale et érudit pour ses enquêtes dites internationales, d'ailleurs mondialement connues, sur les mousses ». Il étudie donc les mousses et les sphaignes. Il essaie de s'immuniser contre la pensée. Il y guette et épie une fille qui prétend être sa fille. Prétend ou interroge ? Avec une pancarte « Justice et Réparation ». C'est digne d'un Elseneur hongrois. Fin du chapitre « TRRR ». le tout commence avec les festivités de « le
Tango de Satan », « devenu mondialement célèbre grâce au succès du groupe de danses folkloriques local ». On ignore si les cloches vont se mettre à sonner, animées par un fou dans une église en ruine. Et surtout, les Turcs arrivent.
Le chapitre suivant narre le retour du baron Béla Wenckheim, avec lui on entre dans le roman. Cet homme de belle prestance débarque un matin à Vienne à la Westbahnhof. C'est la gare de l'Ouest, qui reliait Vienne à Paris, notamment par l'Orient Express, avec ses wagons à petits rideaux verts, ce qui avait un certain charme, avant-gout slave. Brands bâtiments de style pré 1900, maintenant remplacés par des bâtiments ultra-modernes, mais qui rendent l'autre gare, celle de Praterstein ou Nordbahnhof, quelque peu désuète. Elle a aussi été reconstruite, heureusement, qui desservait le Nord et l'Est, Pologne et Slovaquie. En gros c'était l'option sandwiches de pain de mie contre viennoiseries. La Westbahnhof dessert désormais les trains régionaux, malgré son architecture imposante. Tant qu'on en est au réseau ferroviaire, la ligne vers Budapest, que va prendre le baron, s'arrête à Hegyeshalom, à la frontière, où autrefois, il fallait attendre plus d'une heure, le contrôle des visas. C'est là qu'en mai 1989, les cheminots ont coupé les fils barbelés de la frontière, début du processus de libération du joug communiste. La ligne se poursuit ensuite vers la capitale de la Hongrie, pour aboutir à la gare de Keleti, la gare de l'Est en hongrois.
Donc, le baron arrive à Vienne, en manteau « on aurait dit un mélange de soie et de laine mérinos » mais surtout d'une « coupe d'une élégance incroyable ». On apprendra plus tard qu'il n'avait que « une seule chemise, jaune qui plus est, un seul pantalon, jaune lui aussi, une seule paire de chaussures, tout aussi jaunes, et ce curieux chapeau sur la tête ». Il arrive de Buenos Aires, plus ou moins forcé, conséquences de dettes de jeu, donc menacé, expulsé ou emprisonné. Mais la famille veillait, qui « paye l'intégralité des dettes », le prend en charge à Vienne, le rhabille via un tailleur de Saville Row, le sustente aussi. Mais il ne sait que faire de ses billets de deux cents euros. Par contre
Krasznahorkai donne le détail de sa garde-robe. « Deux costumes rayés en drap bleu marine, deux costumes croisés à triple boutonnage en tweed Donegal, ainsi que les gilets assortis, et un manteau en cachemire », en plus il y a « douze cravates en soie, douze pochettes en soie, douze chemises, des boutons de manchettes, mouchoirs, chaussettes, trois peignoirs, des gants, une veste de smoking » et aussi « des chaussures en croco ».
D'un point de vue écriture, la narration passe à la première personne, point de vue du contrôleur du train. Bref, le baron est de retour sur ses terres. Budapest est rejeté à l'ouest, le voilà à Szolnok dans la Puszta, la Grande Plaine, parcourue par la rivière Tisza. C'est la région qu'il a quittée il y a 46 ans. Apprenant son arrivée imminente, les habitants du hameau organisent une parade de bienvenue, espérant lui soutirer ce qui lui reste de richesse. « Les gens disaient que quelqu'un arrivait, quelqu'un qu'ils attendaient depuis longtemps, et que tout avait changé, tout aujourd'hui était différent d'hier, alors tout le monde mise tout sur demain ».
La rumeur dit qu'il rapporte avec lui beaucoup d'argent et que la ville pourrait prospérer à nouveau. La suite dépassera de loin toutes les attentes…Un énorme incendie éclate dans la ville.
Dans l'idée du baron, il en est autrement. Tout ce qui l'intéresse, c'est de retrouver Marika, ou Marietta, dont il était amoureux il y a 46 ans. Entre temps, cette dernière a connu d'autres amours, « elle vivait chez tante, Julika ». Et « la famille des Wenckheim, communisme ou pas, ne l'aurait jamais laissée s'approcher du baron ». Il lui écrit cependant deux lettres. Sans résultat, si ce n'est cette réaction lors d'une rencontre. « Dieu du ciel, j'ai oublié le sucre pour le café ». Il leur faut invoquer Saint Pantaleon. Non que ce fût le patron des causes perdues, c'est sainte Rita. C'est plutôt le saint médecin qui guérit de tout. Et pour cause. Un jour Pantaleon vit, couché sur la route, un petit garçon, tué par un serpent venimeux. Il se dit en lui-même : « Je vais prier le Christ pour le garçon et si l'enseignement d'Hermopolis est vrai, le garçon revivra et le serpent mourra ». Il n'avait pas encore terminé la prière que le garçon était ressuscité. le serpent, par contre, était mort. On aurait pu en faire le saint patron des herpétologues. A ne pas confondre avec saint Népomucène patron des ponts, des lacs et de tout ce qui a rapport avec l'eau, le grand saint patron en Bohème.
Mais tout ne se passe pas comme prévu, ou souhaité. On tombe plutôt dans un chaos invraisemblable. On ne sait qui a prémédité un gigantesque incendie dans le village. Il y a bien cette tentative d'acheter 3000 litres de gas-oil au pompiste et de l'enflammer. Avec une arrivée soudaine de camions de pompiers. Puis une arrivée tout aussi soudaine de camions citernes. de quoi enflammer le village. D'autant qu'il y a quelques morts injustifiées parmi les habitants.
Avant de disparaître entièrement du roman, le professeur livre un ultime monologue endiablé, autant musique que folie. « En vain est l'effort d'anéantir la pensée, l'attention constante, affreuse, affreuse, rigoureuse avec laquelle nous devons continuellement nous empêcher d'arriver à quelque résultat dans la façon de penser ». En quelques pages, il aborde le concept d'infini, la peur comme naissance de la culture, la lâcheté de l'athéisme et l'omniprésence de l'illusion humaine. « le monde n'est rien d'autre qu'un événement, une folie, une folie de milliards et de milliards d'événements, poursuit-il, et rien n'est figé, rien n'est confiné, rien de saisissable, tout se dérobe si on veut s'y agripper ». « le professeur a alors crié, parce qu'il lui avait fallu si longtemps pour recueillir tout l'oxygène qui était nécessaire pour la manifestation de sa première indignation ».
Plusieurs fois au cours du texte, on parle de « tarte linzer » soit « Linzer törte » dans la version anglaise. C'est une des spécialités de madame Ibolya, la cuisinière du baron Wenckheim. Pourquoi vouloir traduire à tout prix la tarte de la ville de Linz. C'est une « Linzer törte » tout comme des « écrevisses à la nage » ne sont pas des « écrevisses dans le petit bain ». Il s'agit, tout de même de vraie littérature, sans tressage sur le dessus. A la rigueur, on pourra remplacer la confiture de groseilles par celle de framboises. Pour faire passer la pâte, ajouter un café viennois, avec du bas vers le haut, une couche de café très chaud, du lait et de la crème, et une boule de glace sur le tout. On préfèrera ce désert à la non moins fameuse Wiener Schnitzel, souvent sèche si ce n'est pas du jeune veau, mais accompagnée d'un verre de Grüner Veltliner, vin vert mais à la belle robe dorée.
Une liste presque complète de chaque personne, objet et animal manquant ou détruit est fournie dans un index.
Pour terminer sur la tétralogie. Ces mots de
Krasznahorkai dans une interview à « The Paris Review » de 2018 à propos de ses romans. « Je l'ai dit mille fois que j'ai toujours voulu écrire un seul livre. Je n'étais pas satisfait du premier, et c'est pourquoi j'ai écrit le second. Je n'étais pas satisfait du deuxième, alors j'ai écrit le troisième, et ainsi de suite. Maintenant, avec Baron, je peux clore cette histoire. Avec ce roman, je peux prouver que j'ai vraiment écrit un seul livre dans ma vie. Voici le livre : Satantango, Melancholy, War and War et Baron. Ceci est mon seul livre ». C'est assez explicite.
Elle commence avec « le
Tango de Satan » (1985). Ce sont les dates de parution en Hongrie. On rencontre un groupe d'âmes perdues dans la grande plaine hongroise balayée par le vent et l'incessante pluie d'automne. Dans la ferme collective démantelée et livrée à l'abandon, de rares habitants végètent et complotent les uns contre les autres. Une rumeur annonce le retour de deux autres personnages que l'on croyait morts. La nouvelle bouleverse ces êtres en manque de perspective. Certains y voient l'arrivée d'un messie, d'autres redoutent celle de Satan... C'est en fait une longue épopée sur la chute du communisme en Europe de l'Est.
«
La Mélancolie de la Résistance » (1989), comédie d'apocalypse qui se déroule dans une ville où un mystérieux cirque, dont la seule attraction est une énorme baleine montée sur un camion. Cela bouleverse et énerve les habitants. Donnant à Mme Eszter une opportunité parfaite pour manipuler la population. C'est « une lente coulée de lave narrative, une vaste rivière noire de type ».
«
Guerre & Guerre » (1999). Korim est un historien local qui travaille dans un centre d'archives poussiéreux à 220 km de Budapest. Il découvre un mystérieux manuscrit intouché depuis des décennies. Ce texte, d'une force poétique bouleversante, relate l'éternelle errance de quatre figures angéliques poursuivies sur terre par l'extension inexorable de la violence. Korim se donne pour but de délivrer au monde l'obsédant message porté par le manuscrit. C'est à New York, au « centre du monde », qu'il décide d'accomplir cette tâche, avant d'entrevoir, au terme de sa course folle, la possibilité d'un refuge pour ses compagnons...
«
le baron Wenckheim est de retour » (2016). Un baron, quasi désargenté revient sur ses terres après avoir fait fortune en Argentine et tout perdu au jeu. La population locale croit pouvoir bénéficier de ses largesses. Mais tout ce qui l'intéresse, c'est de retrouver Marika, ou Marietta, un amour de jeunesse, quand ils avaient tout juste la vingtaine d'années. Mais c'était il y a 46 ans. de déconvenues en incendie de tout le village où chacun se sent absurde et tragique à la fois. C'est moins impénétrable que ses premiers romans, mais cela reste vertigineux à lire, en quelques phrases extrêmement longues, entre des récits tourbillonnants et un refus souvent de nommer et décrire les personnages.
En résumé, un grand et gros roman, peu de phrases, mais c'est le style de l'auteur que l'on dit nobélisable. Cela changerait d'un auteur qui prétend écrire « pour venger ma race et venger mon sexe ». Comme si il s'agissait de revanche .