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Voilà, le grand Krasznahorkai nous a probablement livré son chef-d'oeuvre, renouant avec la perfection de son premier roman « Le Tango de Satan », que d'autres lecteurs prennent là comme vivante comparaison, bien que leur situation politique soit complètement différente : communisme moribond face à ce nationalisme néo-libéral actuel, rendant le parallèle plus que savoureux, forcément nihiliste, voire misanthrope, cet humour désespéré comme trait d'union.

La forme, ces interminables phrases-chapitres, pleine de méandres et d'à-propos, à présent pleinement maitrisée par l'auteur, hypnotisant avec charme celui qui n'avait pas accroché aux chausse-trappes de « La mélancolie de la résistance », jusqu'alors son titre-phare (comme sa gardienne…).
Eclatante, elle propulse l'auteur dans les plus hautes sphères de la littérature mondiale.

Ricanant, on ne peut que l'accompagner, le Laszlo, au vue de son éditeur français, le « Gros C », révoltante maison donneuse de leçons, vendant pour quelques euros plus cher des livres produits chez de douteux imprimeurs d'Europe extrême-orientale ( bon… ils ont laissé tomber ces bandits bulgares de Pulsio, passant à présent par les pays baltes ), alors que les copains du Cher (18) ne peuvent même plus se saouler au blanc du Menetou-Salon, victime de ce mondialisme de merde qu'aucune révolte ne pourrait venir à bout
On n'insistera jamais assez sur le rôle de Tartuffe de ces gens là, à la pointe de leurs combats perdus d'avance, vendeurs de papier patentés, squatteurs de vitrine de ces librairies « indépendantes » pensant toutes pareilles, ayant Cambourakis dans leur chouchou non pour leur contribution à la littérature mondiale ( voyez : John Barth, Roberto Arlt, André Baillon, et tant d'autres… ), mais pour leurs bricolo-cartonnades façon Wendy Delorme, meilleure en tatouage et en deux-cent mètres miroir ( courir vite et loin en se regardant dans une glace…un régal… bientôt discipline paralympique ) qu'en relecture ou en rhétorique…

Cela semble dommage d'envoyer une telle charge lors de la critique d'un tel livre, mais c'est impossible d'en faire fi : dès le prologue, ce roman cristallise de manière jubilatoire tout ce qu'on pourrait reprocher à la pseudo-modernité, laissant le lecteur goguenard à la pensée de sa lecture par la patronne, amatrice de vol sur balai.
On laissera bien-sûr toute les latitudes d'interprétation pour une oeuvre si riche en sens, libre à eux d'y voir, dans un quatrième degré rempli de perversité, quelques réponses à leurs envies… Rien n'y fait, le propos de Krasznahorkai ne s'accordera ô grand jamais avec leur vision du monde, confirmant par là leur cruel manque de face, ou plus sûrement cette simple mentalité d'épicier, vendant de la viande rouge en étant végétarien…

Toute cette petite boue car… sinon… ce livre est tellement bon qu'il n'est besoin de s'attarder davantage sur son contenu, vous laissant user et abuser de grossièretés pour en qualifier le caractère jubilatoire, jusqu'au-boutiste, si rafraichissant de nos jours, véritable pavé jeté au hasard, mettant dos à dos tous ces extrêmes, brûlante réponse face à cette médiocrité généralisée.

Ce n'est pas tous les jours qu'on fait face à un tel livre…
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La prose de Laszlo Krasznahorkai est tellement magnifique, que même s'il écrivait sur du n'importe quoi on le lirait avec plaisir. Ses phrases longues qui s'étendent sur plusieurs pages d'une musicalité incroyable qui se lisent facilement sont étonnantes. Dans la même phrase il décrit un personnage, le fait parler , penser , donner une explication qui s'ouvre sur une autre, sur une autre encore et encore … sans qu'on en perde le fil . D'un paragraphe à l'autre il saute d'un personnage à l'autre, d'un contexte à un autre, sans soucis ni pour lui ni pour le lecteur, quelle bravoure ! Et bien sûr bravo au traducteur qui a transcrit cette bravoure littéraire avec virtuosité, bien que je pense que certaines finesses et jeu de mots se perdent sûrement dans la traduction (page 200-201) . La lecture de cette tragi-comédie polyphonique publiée en Hongrie en 2016, et qui d'après l'auteur qui reçut l'International Booker Prize 2015 est Son Livre est une étrange et fascinante expérience dans un No man's land littéraire. Krasznahorkai nous en donne un avant goût dès son « Avertissement »en préface du livre, avec un chef d'orchestre qui donne des directives stricts à ses musiciens. Un chef qui semble l'alter ego de l'auteur qui s'adresse aux nombreux personnages du livre, une diatribe à la Beckett qui m'a bien fait sourire. L'emplacement de cet Avertissement semblerait d'emblée ne pas faire partie de l'histoire, mais une fois le livre terminé avec les titres des parties et la liste de la Bibliothèque de partitions en fin de livre il semble bien qu'elle en est l'épine dorsale.

Quand au « sujet » concret, il est dans le titre. Un Baron retourne à sa ville natale en Hongrie après avoir vécu quarante six ans en Argentine. Il rentre sans le sou, alors que la Ville attend impatiemment «  le richissime baron sud-américain » dont elle espère des miracles matérielles. le Baron lui-même a ses propres attentes de son pays natal devenu une « décharge à ciel ouvert », un état de police corrompu. Les deux parties en seront pour leur frais. Mais c'est juste l'affiche, derrière cette dernière se cache notre Monde contemporain où l'illusion masque la vérité souvent amère, et où chacun est seul, terriblement seul avec son destin. Krasznahorkai le contemple avec des lunettes noires , paradoxalement avec humour vu que n'ayant pas grand choix il vaut mieux et s'amuse à nous le raconter sans suivre un flux linéaire de pensée, dansant entre digressions, couches d'interjections, d'interruptions, d'insurrections, noirs, très noirs où gambadent une multitude de personnages de nos sociétés contemporaines, où qui dupe qui est difficile à cerner et tous sans exception souffrent de la difficulté d'exister. Des motards font leur propre loi au profit de l'Autorité, une fille naturelle veut se venger du père qui ne le reconnaît pas, le dit père étant un professeur de renom international qui a renoncé à tout pour retourner à l'état sauvage et soucieux de s'immuniser contre la pensée , entrent et sortent des personnages pop-up le temps d'un paragraphe….et le fameux baron du titre débarque en Europe et dans le Livre, vêtu d'une chemise et un pantalon jaunes, et coiffé d'un chapeau de paille à larges bords orné d'un ruban rouge, en plein hiver, soucieux de s'immuniser contre la parole. Un baron un brin naif pour ne pas dire débile 😁vu ses attentes surtout concernant Marietta, celle pour qui il est particulièrement revenu. « Le Baron », et non un monsieur Untel, dénomination d'une époque révolue, le dit personnage ne portant d'ailleurs aucun des signes de cette dénomination , à part les fringues dont l'a affublé la Famille pour sauver la face , dont des chaussures en croco qui tentent de s'accrocher à un sol boueux. le paradoxe entre l'idée qu'on se fait de quelque chose et de sa réalité. La grande Farce que sont la Vie et le Pouvoir.

En fioritures s'immiscent d'interessantes réflexions teintées d'humour sur nos existences conditionnées et sur le caractère humain , des clins d'oeil à l'actualité ( enfin de 2016 😊), Dante le footballeur brésilien actuellement défenseur de OGC Nice à l'époque joueur du Bayern de Munich en compétition avec le Dante de Florence, les IPhone allongements naturelles de la main même dans un pays où règne la misère, les chinois qui comme partout font leur apparition dans une salle de billard au fin fond de la Hongrie , une lettre virulente adressée aux Hongrois , et en toile de fond les hordes de migrants qui remplacent les touristes , dans La Hongrie de Viktor Orban, un autre dictateur de petit calibre.

Krasznahorkai est un immense écrivain compatissant mais impitoyable. Ses divers personnages violents, manipulateurs, impitoyables …sont aussi aimants, impatients, perplexes, pleins de regrets, effrayés, pleins d'espoir et intimes avec le monde inhumain dans lequel ils se trouvent, bref des êtres humains réels, que l'auteur aime sans l'ombre d'un doute mais qu'il n'hésitera pas à broyer ne laissant à la fin qu'une liste de partitions plus matérielles qu'humains, avec un dernier mot « Da capo al fine », effrayant , celle d'une boucle qui se ferme, sa fin étant son début.
Géniale.


« La peur est l'élément qui détermine l'intégralité de l'existence humaine. »

« Un artiste n'a qu'une tâche : poursuivre un rituel. Et le rituel est une pure technique. »
Laszlo Krasznahorkai


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Je ne pouvais qu'accrocher à ce livre dès les premières lignes, j'ai bien dit lignes et non phrases vous noterez, ce détail a son importance vous allez comprendre pourquoi, dès les premières lignes, donc, puisque de phrases il y en a peu, et que la première fait très exactement six pages - six pages ? s'étouffe Chou dans son café matinal, mais comment as-tu fais pour reprendre ton souffle Onee-chérie, toi qui lisais ça avec la plus grosse crève que tu aies eu depuis des années, six pages, comment as-tu respiré, toi que j'entends te moucher, souffler et aspirer difficilement par la bouche quelques bribes d'air coloré de romarin, que diffuse ce bol d'eau chaude que tu laisses en permanence auprès de toi pour maintenir un taux d'humidité acceptable pour tes narines asséchées, oui six pages mon amour mais ça se lit si bien, ça coule si facilement qu'on ne se voit pas tourner les pages, vois-tu, pour la simple et bonne raison que nous voulons arriver à la fin de cette sentence pour avoir enfin le fin mot du message qu'elle met tant de volonté et de virtuosité à nous délivrer, et puis en une phrase, tu sais, il se passe beaucoup de choses car en une phrase, l'auteur donne la parole à plusieurs personnes qui nous relatent plusieurs faits et, surtout, en une seule phrase l'auteur nous fait voyeur et nous fait entendre les pensées les plus intimes, les plus obscures voire les moins avouables de chaque personne présente dans la pièce et qui font un échos, parfois dissonant et c'est tout l'intérêt, à leur discours oral et public puis, parfois, l'auteur se décide à nous abandonner un point en pâture, là, comme ça, il change de paragraphe dans la foulée mais, tout accaparés que nous sommes par les pensées du personnage précédent, nous ne nous en rendons même pas toujours compte et nous poursuivons, sans nous arrêter, la course folle des pensées d'une autre personne, et nous nous en apercevons à un détail, un mot, une expression déjà utilisée auparavant ou le contexte qui a changé, et nous raccrochons les wagons sans plus d'effort, presque sans y penser tant nous sommes nous-mêmes devenus ce flux de pensées ininterrompues délivré par l'auteur, oui, délivré, comme s'il avait ouvert la cage des pensées des personnages de toute cette ville hongroise et que celles-ci nous parvenaient toutes pêle-mêle, les unes après les autres, les unes avec les autres, les unes mélangées, que dis-je, intriquées aux autres car, après tout, c'est bien leur somme qui constitue ce personnage à part entière qu'est cette ville - ne dit-on pas d'ailleurs qu'une ville se compte en âmes ? Eh bien ici elles ouvrent les vannes jusqu'à faire bouillonner votre cerveau, bouillonner ces êtres qui ensemble s'échauffent et s'écharpent dans un contexte économique tellement peu favorable que, crois-moi ou pas Chou, tous les habitants de cette ville misent leur avenir sur l'arrivée du fameux Baron WENKHEIM éponyme alors que, devine quoi, je te le demande devine un peu, s'il revient au bercail après tant d'années passées en Argentine c'est, selon la rumeur, la queue entre les jambes et sans le sou du fait de son addiction aux jeux mais ça, Chou, ce n'est pas un spoil alors pourquoi les gens semblent tant croire qu'ils va redresser la situation de la ville, ça, ça reste un mystère d'autant que, si tu veux mon avis, leur baron l'est pas fin-fin l'amigo mais bon, pas de jugement toussa-toussa alors je ne dis rien, je laisse le public juger par lui-même car, tu verras, le public n'est pas ce qui va manquer dans cette funeste farce, alors donc tu me le conseilles, ose timidement un Chou quelque peu déprimé à l'idée de devoir se coltiner 500 pages sans pouvoir souffler alors que, ce genre d'écriture, c'est précisément ce qui le fait souffler tout son saoul habituellement et puis d'ailleurs, la Onee elle est bien mignonne mais elle ne lui a pas encore dit ce que ça racontait tout ça finalement, qui sait si je ne vais pas me retrouver à devoir lire 500 pages d'un livre qui ne raconte que l'arrivée tant attendue du baron, eh bien oui, lui avoua-t-elle après qu'il ait eu l'impudence d'exprimer ses craintes à haute voix : oui mon amour, tu m'as bien vue venir avec mon étoile en moins tombée du ciel babéliote qui en comporte normalement 5, oui l'histoire en elle-même tient toute entière dans l'attente, par chaque personnage, de cette arrivée qu'ils veulent tous providentielle puis, et là un espoir s'immisce dans les yeux du mari pour s'éteindre aussitôt après, à la moitié du roman, lorsque le baron arrive enfin, l'histoire ne tient plus qu'à la réaction de toute la ville face à la déception qui l'attend mais, et Onee se dépêche de glisser ce « mais » avant que Chou n'oppose un véto ferme et définitif à cette lecture, si tu ne lis pas ce livre en exigeant de lui ce qu'il ne peut pas t'offrir, c'est à dire une action foisonnante avec les réponses à toutes les questions qu'il t'a minutieusement posées depuis le début, alors seulement tu seras en mesure de profiter pleinement de son rythme, lent mais actif, long mais truculent, et sa fin romanesque mais symbolique, car sous ses airs d'exercice de style le Baron Wenkheim cristalise tous les ingrédients de la satire sociale qui lave ses dessous de table pas très propres en public, oui, et tu crois que tu vas convaincre tes babelpotes avec une critique pareil ma Chérie ? lui demandais-je un peu dépité de savoir qu'elle allait me la faire relire avant de vous la présenter et que, sauf à croire au miracle, j'allais très certainement devoir faire face à ce que l'une d'entre vous appelle une "chronique miroir" et donc, certainement, une critique sans point… Alors, comme si vous la lisez c'est que je l'aurais validée, soyez sympa ne jetez pas le mot « tomate » en MP sur ma page Chou_dOnee, oh mon Dieu ça y est elle m'amène l'ordinateur et je vois, oh non, pas un ou deux mais mille mots brûler en même temps de se faire lire, comme ça, sans point, sans ordre, non pas l'un après l'autre bien ordonnés mais tous en même temps, pêle-même et à la suite et, rien qu'à voir cette page, mon cerveau prend feu… c'est l'enfer !!! Onee m'a tuer et son prince charmant va redevenir... crapaud ;-)
.
Matériel utilisé et disparu pour faire cette critique - entre autres :
- énergie,
- temps,
- Chou
- etc…
.
Matériel utilisé et détruit par cette critique :
- cerveau de chou.
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Farce cruelle se déployant en miroir à une réalité aux accents de plus en plus funestes et chaotiques (à l'image du pays d'origine de l'auteur, piloté depuis plus d'une dizaine années par un grotesque Viktor Orban, toujours aux manettes à ce jour, hélas!), moulinée ici par la faconde époustouflante de l'écrivain hongrois, dans «Le Baron Wenckheim est de retour», Laszlo Krasznahorkai joue, devant un public bouche bée, une nouvelle version sidérante de son «tango de Satan» - titre de son premier roman, paru en 1985 -, cette milonga tragicomique qu'il s'applique depuis, avec brio, à chorégraphier au travers d'une oeuvre littéraire, mais aussi cinématographique -menée en collaboration avec son complice de toujours, le cinéaste Béla Tarr-, dans lesquelles la mesure (et la démesure) sont données par la corruption morale et l'abus de confiance sur des plus faibles, le mal décomplexé, la violence, la cupidité, l'imposture et la peur qui prévalent de tous temps dans les rapports de domination entre les hommes.

Dans cette nouvelle partition musicale, virevoltent en une frénésie de solos saccadés, segmentés, de tout petits chapitres se succédant les uns aux autres sans autre signe distinctif à part un simple changement de paragraphe, sautant allègrement d'un personnage ou d'une temporalité à une autre - deux pas en avant, deux pas en arrière – ce qui pourrait faire penser au départ, à tort, à une démonstration entêtante d'«exercices de style» postmodernes, mais qui s'avèreront toutefois, sous la houlette d'un maestro qui assume ouvertement sa toute-puissance et son intransigeance (voir à ce propos son «Avertissement» en préambule), s'articuler parfaitement entre eux et converger au fur et à mesure vers un même ensemble homogène, superbement orchestré.
Impromptus aux contenus aussi drolatiques que vénéneux, quelquefois franchement consternants ou pathétiques, jouissant chacun d'une certaine indépendance narrative et, à l'occasion, s'achèvant par de petites chutes bien à eux.
Constitués de bloc-phrases à géométrie constante, très impressionnante, dans un style où l'omniscience du narrateur et le discours indirect prédominent; de très longues phrases, recouvrant des pages entières et dont la cadence, en même temps que la rigueur de leur construction, l'intelligibilité - grâce notamment à un rythme et à une ponctuation respectueux du souffle de celui qui est en train de les déchiffrer-, réussissent à la fois à libérer et à canaliser une force expressive inimaginable.

Dotées d'un attrait ensorcelant, le lecteur se voit subjugué et, incapable d'arrêter le mouvement de ses yeux sur ce «reading-floor» interminable, est victime d'une sorte d'état hypnotique, un état proche de celui qu'il pourrait éventuellement se voir tenté d'imputer à l'auteur lui-même, médium peut-être, se dit-il, d'un texte qui aurait pu avoir été bel et bien psychographié !!!

Sérieusement...en un mot, c'est un tour prodigieux ce qu'accomplit Laszlo Krasznahorkai dans son dernier roman! Et extrêmement virtuose, à l'image d'un «Caprice» d'un Paganini débridé ou d'une gravure d'un Piranèse halluciné!

Le sentiment général d'absurde et d'inquiétante étrangeté qui s'installera progressivement dans le récit a pour point de départ un enchaînement astucieux de méprises et de leurres, de faux-semblants et de fausses rumeurs incontrôlables.

À commencer par le lecteur lui-même, qui pourrait naïvement croire s'embarquer dans une sorte de remake de «La Visite de la Vieille Dame», de F. Dürrenmatt!

Pendant les premières cent cinquante pages du roman, en effet, tous attendent impatiemment l'arrivée imminente du Baron Wenckheim, dernier représentant de la branche hongroise de l'illustre famille. L'on se prépare à l'accueillir en grande pompe, on s'interroge sur les véritables raisons de son retour, on spécule autour de cette fortune colossale qu'il aurait accumulée durant ses longues années d'exil en Argentine, on cogite surtout sur tous les bénéfices, financiers et politiques, à titre personnel et collectif que l'on pourrait extraire du retour du vieux et, le croit-on tout au moins, richissime baron.

En attendant Wenckheim, l'auteur dresse peu à peu, sur un ton mordant et satirique, drôle et en même temps affligeant par ce qu'il révèle des bassesses qui animent globalement les intentions et les gestes de ses habitants, la chronique de la déchéance économique et morale d'une petite ville de la Hongrie profonde à l'ère Orban.

Si d'un côté les traits peuvent donner le sentiment d'avoir été grossis par la loupe sans concessions de l'auteur, les travers que ce dernier pointe avec une délectation qu'il ne cherche point à cacher ( la révolte et la violence de certaines diatribes de Laszlo Krasznahorkai lancées contre la nation et le peuple hongrois pourraient sous certains aspects faire passer Thomas Bernhard pour un enfant de choeur!), ne sont cependant, ni tout à fait étrangers, ni compétemment éloignés de la réalité actuelle désastreuse de la société hongroise : peur de l'étranger et repli sur soi face aux vagues migratoires aux portes de l'Europe, montée en puissance des extrémismes et des groupuscules d'extrême-droite et néo-nazis, prolifération des mensonges d'Etat, des violences perpétrées contre les membres les plus fragiles de la société, dégradation économique et culturelle...

L'extrême noirceur du tableau n'épargnera rien, ni personne, excepté peut-être les personnages en rupture de ban, ou les simples d'esprit, ces derniers étant visiblement les seuls que le scepticisme radical de Krasznhorkai autorisera à s'extraire en partie de cette danse macabre qui court inexorablement à sa perte.

Dans le jeu de Tarots personnel du créateur, entre les épisodes lourds de menaces, dont ce Char symbolique s'abattant inexplicablement sur le cours des événements (à certains moments, surgis de nulle part, d'étranges convois de gros véhicules, Mercedes, BMW, ou de poids-lourds, arpentent dans un silence de mort les rues de la ville, appuyant la thèse développée par le roman que la peur serait l'unique et véritable élément susceptible de réunir les hommes), et un bouquet final couronnant la partie par l'effondrement spectaculaire de la Maison-Dieu, seuls en effet, les archétypes de l'Ermite (le très curieux personnage en arrière-plan du Professeur, «résistant mélancolique» armé, retranché de tout commerce avec ses semblables, se livrant à des théories iconoclastes sur L Histoire et à des «exercices d'auto-immunisation contre la pensée»), ainsi que celui des deux Amoureux (le candide Baron, et Marika, son éternelle fiancée) pourront bénéficier d'une certaine forme de compassion de la part de leur maître tout-puissant...

"Diamant noir", "chef-d'oeuvre", selon les uns, "le livre qui concentrerait tout ce qu'il avait pu écrire auparavant", suivant les mots de l'auteur lui-même, ces épithètes sont à mon avis tout à fait à la hauteur du roman : une prouesse littéraire à l'ambition monstrueuse, dans tous les sens du mot!

Personnellement, je me suis vu néanmoins, en quelque sorte malgré moi, avaler une étoile par ce gigantesque trou noir affamé de toute forme de lumière, et jamais assouvi...

L'humour omniprésent, la construction irréprochable, l'exécution virtuose, les magnifiques flots narratifs versés en surabondance, une lecture m'entraînant dans une ronde enfiévrée de mots, n'auront pas suffi à cacher à mes yeux une gêne diffuse, et que je finirais par identifier comme étant liée à une absence de pratiquement toute note d'humanité dans cette partition rigoureusement cérébrale: envers des personnages qui m'auront de surcroît paru quelque peu "bidimensionnés" ou fac-similés (ceux-ci seront d'ailleurs listés sans états d'âme par l'auteur, en fin d'ouvrage, parmi les « matériaux utilisés», «détruits» ou «disparus»!), ou encore envers une forme de dénuement ontologique, très proche d'un nihilisme sans appel (mis en exergue surtout à travers les longs discours du personnage du Professeur), considéré comme implicite à la condition humaine, dû à la conscience de la mort chez l'homme, et à sa peur face à l'inconnu, sur lesquelles reposeraient d'après ce dernier «tous les fondements factices de la civilisation», développements portant inéxorablement en eux-mêmes "les germes de sa propre destruction»!

« Mehr Licht! Mehr Licht! » («Plus de lumière ! Plus de lumière !»)
(Goethe, sur son lit de mort).



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Qu'est-ce qui peut nous faire penser qu'on a lu un véritable chef-d'oeuvre, un livre qui au-delà des modes, des sujets sensibles du moment, d'un plaisir de lecture, touche à quelque chose d'essentiel, qui n'est d'une époque ni d'un lieu, un livre aux sens multiples, dont on ne vas épuiser le contenu ni dans une lecture ni dans dix, qui remue, interroge, qui ne quitte pas le lecteur une fois terminé ? L'erreur est toujours possible, évidemment, mais il y a quelques livres, rares, forcément, qui vous laissent cette sensation inexplicable d'être en face de quelque chose qui nous dépasse, et en même temps nous donne la possibilité d'aller au-delà de nos limites. le baron Wenckheim est de ces livres-là pour moi.

Le résumer risque de n'être pas incitatif. Aller faire un voyage dans une petite ville du fin fond de la Hongrie post-communiste n'a rien de très alléchant. Une petite ville sinistre et sinistrée, avec ses industries à l'abandon, ses services publiques défaillants, ses gares aux arrivées de train incertaines. Des hordes de sans abris, d'étrangers qui campent, un orphelinats aux allures de masure, et des habitants à la mentalité petit-bourgeois, bien pensante et uniquement occupés de leur petit confort quotidien, de plus en plus difficile à assurer, mais quand même on s'arrange comme on peut. Sans oublier la bande de motards violents, exécuteurs de basses oeuvres pour la police locale, terrorisant la population qui préfère ne pas voir, et se préparant à prendre encore plus le contrôle. Ce n'est certes pas un tableau très réjouissant. Un espoir tout de même se lève dans ce monde à la dérive, le retour du descendant des anciens maîtres du lieu, le baron Wenckheim. Emigré dans ses jeunes années avec ses parents en Argentine pour fuir le communisme, il revient. Pour les habitants, le maire en tête, il ne peut s'agir que du sauveur providentiel, dont l'argent va redonner vie à l'endroit. Or d'argent il n'y en a pas. le baron est une sorte de naïf perdu dans le monde, et qui a du être arraché de prison pour dettes, faites au jeu, par des riches parents autrichiens. Qui sont bien contents de s'en débarrasser en le laissant repartir là d'où il vient. Dans l'esprit brumeux du baron, son retour lui permettra de renouer avec son amour de jeunesse, qu'il n'a jamais oublié, qui l'a aidé à vivre, et qu'il pense être resté tel quel, pendant les décennies qu'a duré son absence. Comme il pense que rien n'a changé dans la ville qu'il a quitté adolescent. La déception sera forcément à la hauteur des attentes des uns et des autres.

Mais ce n'est qu'une trame parmi d'autres. László Krasznohorkai dessine une galerie de personnages, tous plus vrais que nature, qui même s'il n'occupent qu'une demi page sont parfaitement caractérisés. Il dresse l'air de rien, presque par inadvertance, le tableau assez complet et complexe de la population locale, dans toutes les couches de la société, âges, situations. Ce n'est pas forcément l'aspect sociologique qui l'intéresse, chaque situation peut ouvrir des perspectives bien plus vertigineuses qu'il semble à première vue : ainsi la confection d'une tarte est susceptible de nous amener à la notion d'intuition, au sens philosophique du terme. Il faut juste décoder. Ou pas d'ailleurs, on peut aussi rester dans l'anecdote amusante, si l'on préfère.

La vision de László Krasznohorkai n'a rien d'optimiste. Il dépeint des hommes empêtrés dans leurs contradictions, à la vue courte, incapables de se dégager du contingent. de comprendre le monde dans lequel ils vivent et de se comprendre. Englué dans des destins qui les dépassent, mais dans des petits destins minables, sans rien de grandiose ni noble. Pas de liberté possible, une sorte de prédestination régie le monde. Mais une prédestination sans Dieu (l'éblouissant Avertissement nous fixe le cadre), ce qui est bien pire, parce que pas de rédemption possible. le monde que dépeint László Krasznohorkai est un monde en bout de course, sans issue. Et qu'on ne se fasse pas d'illusions : la petite ville hongrois n'est pas sans similitude avec le monde dans lequel nous vivons, il l'anticipe peut-être un peu.

Mais que l'éventuel lecteur n'ait pas peur à ce sombre tableau : le livre est véritablement drôle, très drôle par moments. Cela peut paraître impossible, et pourtant l'auteur réussit ce tour de force. C'est le premier livre de László Krasznohorkai que je lis qui m'ait fait vraiment rire. de même son écriture, qui n'est en général pas la plus simple, avec de très longues phrases, est plus abordable ici. le passage d'un narrateur, d'un personnage à un autre, ne perd jamais le lecteur. Et le fait de passer d'une histoire, d'une anecdote à une autre, relance l'intérêt, fait que ce très long livre de plus de 500 pages glisse tout seul, est un bonheur de lecture.

L'auteur a déclaré que ce livre résumait tout ce qu'il avait écrit jusque là. Et c'est vrai, ses lecteurs peuvent reconnaître des éléments, des thématiques, voire des clins d'oeil à ses livres antérieurs. Dans une forme peut être plus aboutie, plus éblouissante encore. Mais plutôt que de le voir comme une indépassable réussite, je préfère le considérer comme une étape essentielle, qui va ouvre la voie à d'autres réussites, différentes. Et bien évidemment j'attends avec impatience l'opus suivant.
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Imaginez un opéra qui aurait un motif en basse continue PA-RAM-PAM-PAM-PAM de « l'enfant au tambour » sans la voix de Nana Mouskouri, mais le ton de « Einstein on the Beach » de Philip Glass ou plutôt celui du groupe de rock industriel « Swans » dont le récit va combiner de mille façons des mouvements de tonalité et de rythme divers, de l'allegro au final échevelé. La structure de l'oeuvre, toute entière composée de feuillets, chacun porteur d'une anecdote différente, qui ne cessent de se mélanger et surtout de s'empiler en une vertigineuse pièce montée.
Les personnages ?
- Un honorable professeur, spécialiste des mousses, qui semble parfois être le porte-parole de l'auteur, qui a abandonné sa fille et manie sans remords le fusil-mitrailleur.
Intellectuel marginal, reclus, cynique, et parfois ridicule
- un groupe de Hell Angels que la gendarmerie utilise pour pacifier la région.
- une série de personnages secondaires : un maire, un chef de la police, un contrôleur et un conducteur de train, un directeur de bibliothèque. Des journalistes, des relations. Deux Dante dont un footballeur du Bayern de Munich. Tous plus ridicules bouffons les uns que les autres et véritables marionnettes.
-Le fameux baron Wenckheim. Mutique et hébété, débarquant en Hongrie, sa terre natale, après toute une vie d'exil et d'addiction aux jeux d'argent qui l'ont ruiné. Il ressemble assez à un Jésus vieilli et sans pouvoir que son père renvoie au casse-pipe parmi des crapules. Sauvagement déplacé dans un zoo auquel il ne comprend rien. Et ne reconnaît pas son ancienne bien aimée au moment fatidique. Fini, de nuit, coupé en quatre morceaux par la grue automotrice d'ouvriers réparateurs et chasseurs de biches.
Les décors ?
Une cité désertée par les touristes et dont le paysage se parsème de ruines industrielles, de chaussées défoncées et de gares non desservies, faute de voyageurs. Voyages en train, scènes de bistro, délibérations de conseil municipal.
L'action ?
Toute la ville pense, fait semblant de penser, que le baron est riche et qu'il va sauver le monde. Plus, des digressions philosophiques. Phraséologie inepte des politiciens, vacuité de l'argumentation des édiles et autres décideurs, stupidité satisfaite des petits chefs.

Imaginez tout cela et vous avez ce texte d'une gaieté démente, sans clé de lecture. Drôle et hilarant burlesque et désespérant dont on ne comprend pas tout mais c'est égal ! virtuose et foutraque.
Pour reprendre Macbeth
La vie n'est qu'une ombre errante ; un pauvre acteur
Qui se pavane et s'agite une heure sur la scène
Et qu'ensuite on n'entend plus ; c'est une histoire
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
Et qui ne signifie rien
László Krasznahorkai, ajouterait : pleine de farce et de connerie ambiante

PS : bien sur ce livre est parfois difficile à suivre et n'est pas à conseiller aux personnes qui veulent connaître la fin tout de suite et d'ailleurs la fin :

Une invasion de camions citerne et de crapauds, une explosion immense.



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Voici encore un roman magistral de Krasznahorkai, le plus puissant, le plus désopilant de ses romans, malgré sa noirceur absolue. Il se lit, il se dévore même avec un appétit qui ne cesse de croître au fil de la lecture. La critique de 5Arabella sur Babelio comporte un bon résumé de l'intrigue - j'essaierai par conséquent de ne pas la répéter et de me concentrer sur d'autres facettes du roman. (Très bien aussi la critique de Nicolas Weill dans le Monde du 6 avril). La forme, donc. Pourquoi et comment l'auteur nous entraîne-t-il dans le flux presque ininterrompu de cette apocalypse hongroise ? Il y a un souffle torrentiel, un ouragan verbal auquel le lecteur ne résiste pas, pour peu qu'il accepte le pacte narratif qui lui est proposé. le récit est constitué de flux de conscience (streams of consciousness) qui s'emboîtent, s'articulent en une concaténation sans heurt, si bien que l'on passe d'un point de vue à l'autre, en suivant un phrasé kilométrique qui épouse les ressassements et les méandres de la pensée des personnages qui peuplent l'univers provincial où se déroulent les événements. Au travers de voix tantôt grotesques et obsessionnelles, tantôt profondes et désespérées, une ville, avec ses institutions, ses commerces, ses bâtiments publics et ses habitants, s'édifie sous nos yeux, en même temps que se déploie avec une virtuosité proprement stupéfiante les ressorts d'une intrigue qui tient le lecteur en haleine sans le moindre temps mort. Saisies de l'intérieur, ces multiples voix, qui forment une sorte de symphonie, dessinent en réalité un monde que nous reconnaissons sans difficulté, car il est le nôtre : un monde épouvantable, peuplé d'êtres cupides, égoïstes, violents et stupides, un monde parfaitement immoral, au sein duquel les êtres d'exception ne peuvent figurer qu'à titre de victimes, car ce sont des poètes, des philosophes, des rêveurs, bref des inadaptés. Et ce sont inévitablement des victimes, parce qu'ils ne peuvent pas survivre dans un tel monde et ne peuvent qu'être écrasés par l'énormité de la bêtise ambiante, qui les cerne de toutes parts. (On pense parfois aux diatribes de Thomas Bernhard à l'égard de l'Autriche, quand il s'agit de la Hongrie.) Mais, qu'à cela ne tienne : la force du livre tient aussi au fait que, tout en nous plongeant dans une noirceur sans fond, il parvient à nous faire rire aux éclats. Chef-d'oeuvre, donc (admirablement traduit par Joëlle Dufeuilly), dont la lecture procure une jouissance inégalée. TL
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Ce roman de Laszlo Krasznahorkai est hors du commun.. Il se distingue d'abord par une écriture très personnelle tricotée en longues phrases, lesquelles, après plusieurs lignes ou rangées se termine par un point. Après le point, on change de personnage, On s'habitue, on s'accoutume, on prend plaisir..
Quant à l'histoire:
On prend le train avec un baron haut en couleur direction le village: siège de son premier amour. Ce baron, on l'espère, on l'attend, on le fantasme…
Le roman est labyrinthique et polymorphe à souhait, on s'y égare sans pouvoir s'en échapper …
C est le livre des malentendus, des temps suspendus, des faux semblants, de la lâcheté, de la cupidité, des menaces sourdes, des distorsions temporelles, de la bêtise humaine….
C'est un livre dans lequel l'immobilité prend des formes menaçantes, et où dans les silences, se glissent des ombres fascisantes…
Surtout, l'écrivant ne dit pas au lecteur les émotions qu'il doit avoir… celui-ci les puisera au fil les phrases comme dans un panier de fruits mûrs …
On ne peut pas vraiment résumer ce livre, on ne peut que l'interpréter, s'en nourrir ou s'en effrayer C'est noir, c est sombre, c est sans espoir, c'est magnifique …..

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« le Baron Wenckeim est de retour » de László Krasznahorkai, traduit par Joelle Dufeuilly (2023, Cambourakis, 528 p.) est l'épais roman qui vient de sortir. En exergue « Pour l'éternité : cela durera tant que cela durera ». On est averti, cela durera, et en effet, il y a 528 pages qui suivent. Il faut reconnaitre qu'avant l'exergue, il y avait un « Avertissement ». Il n'est pas signé, mais, au vu de la longueur de la phrase qui d'étend sur les sept pages qui suivent, on peut penser qu'il ne provient que de Krasznahorkai.
« le Retour du Baron Wenckheim » est le dernier roman de la tétralogie. Celle-ci commence avec « le Tango de Satan » (Sátántangó) (2000, Gallimard, 288 p), suivi par « La Mélancolie de la Résistance » (2006, Gallimard, 400 p) (Az ellenállás melankóliája), puis « Guerre & Guerre » (Háború és háború), (2013, Cambourakis, 280 p) et finalement « le Retour du Baron Wenckheim » (Báró Wenckheim hazatér). C'est du moins ce que dit l'auteur quand il parle de ses oeuvres. « Je l'ai dit mille fois que j'ai toujours voulu écrire un seul livre. Je n'étais pas satisfait du premier, et c'est pourquoi j'ai écrit le second. Je n'étais pas satisfait du deuxième, alors j'ai écrit le troisième, et ainsi de suite. Maintenant, avec Baron, je peux clore cette histoire. Avec ce roman, je peux prouver que je n'ai vraiment écrit qu'un seul livre dans ma vie ». A ce stade, on ne peut penser qu'aux auteurs qui l'ont inspiré, dont Malcolm Lowry. Non point que ce soit un buveur impénitent, voire un alcoolique patenté, dont László Krasznahorkai suit les traces dans « The Manhattan Project » via une visite au New York's Bellevue Hospital. C'est là où Lowry a été hospitalisé pour une cure de désintoxication, faits qu'il décrit dans « Lunar Caustic » traduit par Clarisse Francillon (1977, Maurice Nadeau, 216 p). Dans ce livre, il y a une scène de rêve assez fantasque dans laquelle un bateau qui transporte toute une ménagerie est pris dans une tempête. A Berlin, son ami lui raconte l'anecdote de l'arrivée de Lowry à New York, à la jetée de l'East River, portant une énorme valise avec grande facilité. le douanier l'interroge sur le contenu, lequel consiste en une seule chaussure de rugby et d'une édition de poche en lambeaux de Moby-Dick. Et László Krasznahorkai de conclure « Eh bien, je réfléchis, j'ai maintenant trois ivrognes de génie, chacun ayant sa propre route à Manhattan. Woods, Melville, Lowry. / Mon Dieu, je suis sur la bonne voie ».
Toujours à propos de Malcolm Lowry, ce dernier a écrit, brulé, réécrit et perdu toujours le même livre. Tout commence par un voyage à Grenade où il rencontre l'actrice Jan Gabrial qui deviendra sa femme en 1934 et sous le nom d'Yvonne l'héroïne de son roman « Au-dessous du volcan » (Under the Volcano) (2006, Grasset, 560 p). L'alcool s'immisce dans le couple, d'où la désintoxication au Bellevue Hospital en 1936, suivi d'un voyage à Cuernavaca, au Mexique et début de l'écriture de « Under the Volcano ». On retrouve Geoffrey Firmin, consul britannique à Quauhnahuac, ville qui ressemble à Cuernavaca, et sa femme Yvonne. le manuscrit est refusé. Il est ré-écrit lors d'un séjour dans une cabane sur les rives du Pacifique « En route vers l'île de Gabriola » (1984, Denoel, 368 p), et détruit à nouveau lors un incendie sans doute provoqué par l'ivresse. Un très grand auteur dont il faut lire les deux épisodes mexicains, mais aussi les prouesses marines dans « Ultramarine » ou à défaut dans la compilation « Romans, nouvelles, poèmes » (1995, La Pochotèque, 1087 p)



Je dois avouer que j'ai eu du mal à entrer dans le roman. Tout d'abord, acheté en anglais « Baron Wenckeim's Homecoming », traduit par Ottilie Mulzet (2019, Toucan Roce Press, 560 p.). Commencé. Mais la longueur des quelques phrases, jointes à la langue m'ont vite fait perdre le fil. Et puis il y a eu cette édition française. Mais là encore, les petits caractères, joints à la non-ponctuation m'ont fait perdre pied. Il a fallu une quinzaine de jours à Toronto, où j'ai déniché chez un libraire indépendant « Spadework for a Palace » et son sous-titre, « Entering the Madness of Others » (2022, New Directions, 80 p.) traduit en anglais par John Batki. C'était suffisamment court et structuré. Donc au retour, je me suis attaqué à la version française de « le Baron Wenckeim est de retour ». Un des problèmes rencontrés est que l'on ne peut pas tout lire d'un coup. On s'arrête, mais l'absence de ponctuation ou de retour à la ligne fait qu'on ne peut reprendre qu'en relisant une ou deux pages avant. Un livre-tango en quelque sorte, à emmener pour lire à Buenos Aires, un dimanche après-midi, après le concert au Cafe Tortoni.
Tout d'abord, les chapitres, il y en a 12, comme les apôtres. Et ils ont pour noms « TRRR », « TRUM », « DUM », « RUM », « ROM », « HMMM », « RARIRA », « RI », « DOM », puis « BIBLIOTHEQUE DE PARTITIONS », « ET DANS L'ORDRE » « RAM, PAM, PAM, PAM, HMMM, RARIRA, RI, ROM-RAM, PAM, PAM, HMMM, RARIRA, RI, ROM, RAM-PARIRA, RIRAROM », et enfin « TRRR Da capo al fine ». Ou alors, ce sont les mois de l'année, mais sûrement pas des numéros, même hongrois qui s'écrivent « Egy, kettő, három, négy, öt » entre 1 et 5. Curieusement le « ra ri ra » devient « ra di da » en anglais et le « ri » tourne en « ruin ». Comprenne qui pourra, si toutefois il y avait à comprendre. Ou alors c'est une référence bibliographique, tout comme « Pim Pam Poum » du nom de la bande dessinée de Rudolph Dirks dans « The American Humorist ». Les deux garnements et leur tante Pim ont fait la joie des enfants au temps héroïques du « Journal de Mickey » d'avant-guerre. Laquelle ? Il y en a tant eu.
Bref, tout commence dans un jardin attenant à un terrain vague, pompeusement renommé « Ronceraie » où se trouve un cabanon construit de bric, de plaques de polystyrène et de broc. C'est là que vit un protagoniste, qu'on nomme le professeur. « de renommée internationale et érudit pour ses enquêtes dites internationales, d'ailleurs mondialement connues, sur les mousses ». Il étudie donc les mousses et les sphaignes. Il essaie de s'immuniser contre la pensée. Il y guette et épie une fille qui prétend être sa fille. Prétend ou interroge ? Avec une pancarte « Justice et Réparation ». C'est digne d'un Elseneur hongrois. Fin du chapitre « TRRR ». le tout commence avec les festivités de « le Tango de Satan », « devenu mondialement célèbre grâce au succès du groupe de danses folkloriques local ». On ignore si les cloches vont se mettre à sonner, animées par un fou dans une église en ruine. Et surtout, les Turcs arrivent.
Le chapitre suivant narre le retour du baron Béla Wenckheim, avec lui on entre dans le roman. Cet homme de belle prestance débarque un matin à Vienne à la Westbahnhof. C'est la gare de l'Ouest, qui reliait Vienne à Paris, notamment par l'Orient Express, avec ses wagons à petits rideaux verts, ce qui avait un certain charme, avant-gout slave. Brands bâtiments de style pré 1900, maintenant remplacés par des bâtiments ultra-modernes, mais qui rendent l'autre gare, celle de Praterstein ou Nordbahnhof, quelque peu désuète. Elle a aussi été reconstruite, heureusement, qui desservait le Nord et l'Est, Pologne et Slovaquie. En gros c'était l'option sandwiches de pain de mie contre viennoiseries. La Westbahnhof dessert désormais les trains régionaux, malgré son architecture imposante. Tant qu'on en est au réseau ferroviaire, la ligne vers Budapest, que va prendre le baron, s'arrête à Hegyeshalom, à la frontière, où autrefois, il fallait attendre plus d'une heure, le contrôle des visas. C'est là qu'en mai 1989, les cheminots ont coupé les fils barbelés de la frontière, début du processus de libération du joug communiste. La ligne se poursuit ensuite vers la capitale de la Hongrie, pour aboutir à la gare de Keleti, la gare de l'Est en hongrois.
Donc, le baron arrive à Vienne, en manteau « on aurait dit un mélange de soie et de laine mérinos » mais surtout d'une « coupe d'une élégance incroyable ». On apprendra plus tard qu'il n'avait que « une seule chemise, jaune qui plus est, un seul pantalon, jaune lui aussi, une seule paire de chaussures, tout aussi jaunes, et ce curieux chapeau sur la tête ». Il arrive de Buenos Aires, plus ou moins forcé, conséquences de dettes de jeu, donc menacé, expulsé ou emprisonné. Mais la famille veillait, qui « paye l'intégralité des dettes », le prend en charge à Vienne, le rhabille via un tailleur de Saville Row, le sustente aussi. Mais il ne sait que faire de ses billets de deux cents euros. Par contre Krasznahorkai donne le détail de sa garde-robe. « Deux costumes rayés en drap bleu marine, deux costumes croisés à triple boutonnage en tweed Donegal, ainsi que les gilets assortis, et un manteau en cachemire », en plus il y a « douze cravates en soie, douze pochettes en soie, douze chemises, des boutons de manchettes, mouchoirs, chaussettes, trois peignoirs, des gants, une veste de smoking » et aussi « des chaussures en croco ».
D'un point de vue écriture, la narration passe à la première personne, point de vue du contrôleur du train. Bref, le baron est de retour sur ses terres. Budapest est rejeté à l'ouest, le voilà à Szolnok dans la Puszta, la Grande Plaine, parcourue par la rivière Tisza. C'est la région qu'il a quittée il y a 46 ans. Apprenant son arrivée imminente, les habitants du hameau organisent une parade de bienvenue, espérant lui soutirer ce qui lui reste de richesse. « Les gens disaient que quelqu'un arrivait, quelqu'un qu'ils attendaient depuis longtemps, et que tout avait changé, tout aujourd'hui était différent d'hier, alors tout le monde mise tout sur demain ».
La rumeur dit qu'il rapporte avec lui beaucoup d'argent et que la ville pourrait prospérer à nouveau. La suite dépassera de loin toutes les attentes…Un énorme incendie éclate dans la ville.
Dans l'idée du baron, il en est autrement. Tout ce qui l'intéresse, c'est de retrouver Marika, ou Marietta, dont il était amoureux il y a 46 ans. Entre temps, cette dernière a connu d'autres amours, « elle vivait chez tante, Julika ». Et « la famille des Wenckheim, communisme ou pas, ne l'aurait jamais laissée s'approcher du baron ». Il lui écrit cependant deux lettres. Sans résultat, si ce n'est cette réaction lors d'une rencontre. « Dieu du ciel, j'ai oublié le sucre pour le café ». Il leur faut invoquer Saint Pantaleon. Non que ce fût le patron des causes perdues, c'est sainte Rita. C'est plutôt le saint médecin qui guérit de tout. Et pour cause. Un jour Pantaleon vit, couché sur la route, un petit garçon, tué par un serpent venimeux. Il se dit en lui-même : « Je vais prier le Christ pour le garçon et si l'enseignement d'Hermopolis est vrai, le garçon revivra et le serpent mourra ». Il n'avait pas encore terminé la prière que le garçon était ressuscité. le serpent, par contre, était mort. On aurait pu en faire le saint patron des herpétologues. A ne pas confondre avec saint Népomucène patron des ponts, des lacs et de tout ce qui a rapport avec l'eau, le grand saint patron en Bohème.
Mais tout ne se passe pas comme prévu, ou souhaité. On tombe plutôt dans un chaos invraisemblable. On ne sait qui a prémédité un gigantesque incendie dans le village. Il y a bien cette tentative d'acheter 3000 litres de gas-oil au pompiste et de l'enflammer. Avec une arrivée soudaine de camions de pompiers. Puis une arrivée tout aussi soudaine de camions citernes. de quoi enflammer le village. D'autant qu'il y a quelques morts injustifiées parmi les habitants.
Avant de disparaître entièrement du roman, le professeur livre un ultime monologue endiablé, autant musique que folie. « En vain est l'effort d'anéantir la pensée, l'attention constante, affreuse, affreuse, rigoureuse avec laquelle nous devons continuellement nous empêcher d'arriver à quelque résultat dans la façon de penser ». En quelques pages, il aborde le concept d'infini, la peur comme naissance de la culture, la lâcheté de l'athéisme et l'omniprésence de l'illusion humaine. « le monde n'est rien d'autre qu'un événement, une folie, une folie de milliards et de milliards d'événements, poursuit-il, et rien n'est figé, rien n'est confiné, rien de saisissable, tout se dérobe si on veut s'y agripper ». « le professeur a alors crié, parce qu'il lui avait fallu si longtemps pour recueillir tout l'oxygène qui était nécessaire pour la manifestation de sa première indignation ».
Plusieurs fois au cours du texte, on parle de « tarte linzer » soit « Linzer törte » dans la version anglaise. C'est une des spécialités de madame Ibolya, la cuisinière du baron Wenckheim. Pourquoi vouloir traduire à tout prix la tarte de la ville de Linz. C'est une « Linzer törte » tout comme des « écrevisses à la nage » ne sont pas des « écrevisses dans le petit bain ». Il s'agit, tout de même de vraie littérature, sans tressage sur le dessus. A la rigueur, on pourra remplacer la confiture de groseilles par celle de framboises. Pour faire passer la pâte, ajouter un café viennois, avec du bas vers le haut, une couche de café très chaud, du lait et de la crème, et une boule de glace sur le tout. On préfèrera ce désert à la non moins fameuse Wiener Schnitzel, souvent sèche si ce n'est pas du jeune veau, mais accompagnée d'un verre de Grüner Veltliner, vin vert mais à la belle robe dorée.
Une liste presque complète de chaque personne, objet et animal manquant ou détruit est fournie dans un index.

Pour terminer sur la tétralogie. Ces mots de Krasznahorkai dans une interview à « The Paris Review » de 2018 à propos de ses romans. « Je l'ai dit mille fois que j'ai toujours voulu écrire un seul livre. Je n'étais pas satisfait du premier, et c'est pourquoi j'ai écrit le second. Je n'étais pas satisfait du deuxième, alors j'ai écrit le troisième, et ainsi de suite. Maintenant, avec Baron, je peux clore cette histoire. Avec ce roman, je peux prouver que j'ai vraiment écrit un seul livre dans ma vie. Voici le livre : Satantango, Melancholy, War and War et Baron. Ceci est mon seul livre ». C'est assez explicite.
Elle commence avec « le Tango de Satan » (1985). Ce sont les dates de parution en Hongrie. On rencontre un groupe d'âmes perdues dans la grande plaine hongroise balayée par le vent et l'incessante pluie d'automne. Dans la ferme collective démantelée et livrée à l'abandon, de rares habitants végètent et complotent les uns contre les autres. Une rumeur annonce le retour de deux autres personnages que l'on croyait morts. La nouvelle bouleverse ces êtres en manque de perspective. Certains y voient l'arrivée d'un messie, d'autres redoutent celle de Satan... C'est en fait une longue épopée sur la chute du communisme en Europe de l'Est.
« La Mélancolie de la Résistance » (1989), comédie d'apocalypse qui se déroule dans une ville où un mystérieux cirque, dont la seule attraction est une énorme baleine montée sur un camion. Cela bouleverse et énerve les habitants. Donnant à Mme Eszter une opportunité parfaite pour manipuler la population. C'est « une lente coulée de lave narrative, une vaste rivière noire de type ».
« Guerre & Guerre » (1999). Korim est un historien local qui travaille dans un centre d'archives poussiéreux à 220 km de Budapest. Il découvre un mystérieux manuscrit intouché depuis des décennies. Ce texte, d'une force poétique bouleversante, relate l'éternelle errance de quatre figures angéliques poursuivies sur terre par l'extension inexorable de la violence. Korim se donne pour but de délivrer au monde l'obsédant message porté par le manuscrit. C'est à New York, au « centre du monde », qu'il décide d'accomplir cette tâche, avant d'entrevoir, au terme de sa course folle, la possibilité d'un refuge pour ses compagnons...
« le baron Wenckheim est de retour » (2016). Un baron, quasi désargenté revient sur ses terres après avoir fait fortune en Argentine et tout perdu au jeu. La population locale croit pouvoir bénéficier de ses largesses. Mais tout ce qui l'intéresse, c'est de retrouver Marika, ou Marietta, un amour de jeunesse, quand ils avaient tout juste la vingtaine d'années. Mais c'était il y a 46 ans. de déconvenues en incendie de tout le village où chacun se sent absurde et tragique à la fois. C'est moins impénétrable que ses premiers romans, mais cela reste vertigineux à lire, en quelques phrases extrêmement longues, entre des récits tourbillonnants et un refus souvent de nommer et décrire les personnages.
En résumé, un grand et gros roman, peu de phrases, mais c'est le style de l'auteur que l'on dit nobélisable. Cela changerait d'un auteur qui prétend écrire « pour venger ma race et venger mon sexe ». Comme si il s'agissait de revanche .

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Quelle aventure que la lecture de ce pavé
Nous découvrons la vie de dizaines de personnages qui s'affrontent ou se soutiennent sans aucune logique d'apparition dans le roman.
On sourit souvent , on rit tout seul quelque fois, et on suit les aventures totalement loufoques des personnages d'une petite ville de Hongrie.
L'épaisseur du bouquin fait un peu peur, le style est souvent approximatif mais ce livre est un bonbon à apprécier en prenant le temps qu'il mérite !
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