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Critique de Krout


Avant-propos.
Ce que j'aime avant tout dans les écrits de Kundera, c'est leur magnifique architecture et la manière dont s'y articule sa pensée. Et si je devais relier cette architecture je la rattacherais indubitablement au Dasein, donc indirectement à Heidegger ; comme le pont qui enjambe la vallée et la révèle en prenant la place qui l'attendait, ce roman révèle la bohème et l'invasion de la Tchékoslovaquie par les tanks russes suite au printemps de Prague et plus encore la nature immuable. Cette chronique tentera de s'inscrire dans cette lignée avec une volonté absolue de bienveillance et d'humanisme d'habiter le temps, c'est-à-dire lui donner âme. Je le précise pour celles et ceux que le partis-pris pourrait choquer voire blesser, si sa lecture vous devient insoutenable sautez à la conclusion.


L'insoutenable légèreté de l'être, c'est de ne pas lire, et en particulier ne pas lire ce livre.
Pour clarifier sa pensée Milan Kundera catégorise les êtres en deux groupes distincts suivant une alternative. Il me semble intéressant d'utiliser sa méthode pour préciser ma position en prenant appui comme il le fait sur Parménide qui assimile une manière d'être à la légèreté (positif) et l'autre à la pesanteur (négatif). Ainsi l'on peut distinguer les lecteurs qui rentrent dans l'univers du livre en cours, deviennent protagonistes de l'histoire, passent par divers sentiments et cette immersion en vient à modifier, et ce parfois encore longtemps après avoir refermé le bouquin, leurs affects dans leur quotidien. Ceux-là s'embarqueront dans milles aventures, découvriront milles trésors différents. Là est la légèreté. A l'opposé certains lecteurs amènent avec eux leur univers intérieur qu'ils projettent à l'intérieur du livre quel qu'en soit le contenu et leur lecture se trouve fortement impactée par leurs affects du moment. Pour ceux-ci, dans chaque histoire ils recherchent, comme Tomas à travers ses conquêtes féminines, le millionième de différence qui les rapprochent de la connaissance de leur être. C'est évidemment la pesanteur.


Peut-être l'image du pianiste est-elle plus parlante : celui qui lit la partition, essaye d'en comprendre le sens qu'a voulu le compositeur, en se basant au besoin sur le contexte dans lequel elle a été écrite, pour en rendre au mieux tous les accents, et voilà que ses mains ne lui appartiennent plus et deviennent la musique (légèreté-positif), à l'inverse de cet autre pianiste pour qui la partition n'est qu'un support à transmettre son propre univers musical, et ses sentiments profonds indicibles (poids-négatif). Pour être complet une distinction similaire peut être établie dans la manière de chroniquer : certains se rattachent particulièrement à l'histoire, à l'auteur et au contexte, partagent leur plaisir ou frustration de découverte (légèreté), d'autres, plus rares, se munissent du scalpel de Tomas pour disséquer et faire apparaître les dessous, des sens cachés et raccrocher à leur vécu du moment des éléments qu'ils transmettent (pesanteur). Quatre couples lecteurs-chroniqueurs peuvent ainsi exister (+ x +, + x -, - x +, - x -) et il est assez facile de pouvoir les identifier à travers les chroniques. La magnifique chronique d'Hugo est - x - (ce qui donne + en mathématique) ; c'est aussi le cas de celle-ci, mais sur des prémices différentes, car ce qui domine chez moi pour le moment ce sont le dégoût et la colère. La colère pour exprimer ce dégoût d'une soumission imposée allant jusqu'au viol de ma pensée et au vol de ma vie.

Cela tombe bien car c'est exactement ce que ressent Tomas lorsqu'il écrit son article basé sur Oedipe. Or les "tanks russes" viennent d'envahir ma ville au printemps, comme ils envahissaient Prague, pour imposer, par une pensée d'autant plus totalitaire qu'elle s'étend cette fois sur le monde, un contrôle de plus en plus poussé et le déni de toute liberté. Aussi je reprends sa phrase polémique que le pouvoir en place n'aura cesse de lui faire regretter, prouvant par là-même son autoritarisme et sa volonté d'asservissement. " A cause de votre ignorance, ce pays a peut-être perdu pour des siècles sa liberté et vous criez que vous vous sentez innocents ? Comment, vous pouvez encore regarder autour de vous ? Comment, vous n'êtes pas épouvantés ? Peut-être n'avez-vous pas d'yeux pour voir ! Si vous en aviez, vous devriez vous les crever et partir de Thèbes !" p.264 Voilà ce que, comme lui, je veux crier à ceux qui s'arrogent le droit de me voler ma vie et de me soumettre à un incessant lavage de cerveau.


Qu'il est difficile de partager vraiment une pensée. Kundera le sait lui qui sans cesse clarifie les concepts qu'il utilise, revient régulièrement les préciser, manie la langue, la creuse, au point de faire jaillir Franz pour un échange connotatif avec Sabina dans le chapitre Les mots incompris, au point d'expliciter le poids de l'étymologie dans la coloration française du mot compassion (avec la référence à la souffrance qui dérive si facilement sur une forme de supériorité, de condescendance, de pitié) alors que la coloration allemande est télépathie de sentiments quels qu'ils soient : gais ou tristes. La souffrance, tellement personnelle, que je me refuse à l'amoindrir, à vous en ôter le plein droit. Ainsi je me défie de tout kitsch tel que défini par Milan Kundera, de toute bienséance, d'un discours consensuel et de bon aloi, dans l'air du temps ; je vais aller à contre-courant et parler de ce que notre siècle veut taire, veut occulter au point de s'en crever les yeux. Aussi vais-je l'aborder par la phrase musicale qui transcende tout ce roman tirée du 4ème mouvement du quatuor opus 135 de Beethoven, son dernier. Phrase suffisamment importante pour en avoir la transcription musicale p.54. Je le fais comme Beethoven "Der schwer gefasste Entschluss - la décision gravement pesée."


Variations majeures : (pesanteur)
Muss es sein ? (Le faut-il ?) Es muss sein ! Es muss sein ! (Il le faut)
Der Tode.
La Mort. Insoutenable. Imprévisible. Incontournable.
Muss es sein ? der Tode. Es muss sein ! der Tode. Es muss sein ! Das Leben.
La Vie. Imprévisible. Incontournable. Insondable.
La Mort fille de la Vie.
Le vers est dans le fruit. L'oiseau mange le vers. le chat tue le piaf. La main de l'homme caresse le chat.
La Vie génère La Mort. Indissociables.


Kundera appelle alors au difficile passage en mode mineur : (légèreté)
Le faut-il cette mort-là ? Cette mort d'un être cher.
Il le faut, cette mort-là ! Il le faut, la tienne aussi !
Le faut-il cette mort-là ?
Il le faut, La Vie. Il le faut, ta vie.
Et quelle te soit légère ta vie, en toute connaissance de cette mort-là révélant l'essence de ton être.


Il serait bien cruel de terminer ainsi. Ce ne serait pas lire de faire l'impasse sur la septième partie tellement importante. Et ce ne serait pas lire que d'en ignorer les références au Paradis perdu, à l'âme et à Dieu car c'est dans le sourire de Karénine que se trouve la légèreté. Cet indicible sourire que le chien adresse dans les bras de Tereza lorsque Tomas s'apprête à le piquer. Hors seule la légèreté permet de s'identifier à Karénine. Permettez-moi d'évoquer (en mode + x + donc) cette voie de la légèreté indiquée par Milan Kundera en vous renvoyant à ce poème "Hêtre en soi" qui commençait ainsi :


Qu'il est doux d'être chien
de s'amuser d'un rien
...

Poème terminant ma critique de Maître Eckhart ou la profondeur de l'intime. Maître Eckhart grand artisan d'une langue sans cesse travaillée comme l'est aussi Milan Kundera, d'où ce pont.
https://www.babelio.com/livres/Mangin-Maitre-Eckhart-ou-La-Profondeur-de-lintime/396549/critiques/1135701


L'insoutenable légèreté de l'être, une oeuvre magistrale d'un grand architecte.
Krout
Le 2 avril 2020
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