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Critique de Darkcook


Wow. Allez, je me lance : J'ai été encouragé dans cette lecture par deux personnes, Fabrice Chassot, professeur de l'université Toulouse-II, spécialiste du XVIIIème siècle, qui était arrivé l'année dernière à la fin de son cours à dresser un pont incroyable entre Marivaux et Kundera, et une amie de très longue date, qui a découvert bien d'incroyables classiques avant moi. Ouvrage culte, dont il m'avait surtout été dit qu'il parlait de la trivialité de la vie, et de la nécessité pour nous de la romancer, d'y injecter du romanesque, pour lui donner un sens, nous inventer une destinée au milieu d'un chaos de hasards sordide. C'est bel et bien cela, mais aussi plein d'autres choses.

Le ton pourra quelques fois évoquer Céline, dans le cynisme et l'usage, beaucoup plus occasionnel cependant, du familier, pour susciter un effet chez le lecteur. C'est un roman-essai philosophique, très didactique, presque ludique, où l'auteur prend soin de bien amener le lecteur où il veut, dans des raisonnements souvent de la pertinence d'un Shakespeare, parfois hilarants d'insolence... Structuré en sept parties qui fonctionnent en cercle, où les thèmes reviennent constamment, en échos et leitmotiv, le roman titre généralement ses parties de deux pôles, illustrés à chaque fois par ses quatre personnages principaux assumés créations du narrateur, Tomas et Tereza, Franz et Sabina. Il y a d'abord la tension entre l'insoutenable et la légèreté. L'insoutenable est un fardeau qu'on s'octroie, une mission, une tâche, un sacerdoce, une personne... un tragique, pour que notre existence ait un but, sous lequel on ploie. La légèreté est au contraire un attachement à rien ni personne, une fuite en avant, une liberté absolue, délectable, mais qui à la fin ne ramène qu'à une infernale solitude... et le besoin à nouveau d'une pesanteur, d'un poids qui nous fixe, sans lequel notre vie dans son ensemble ne signifierait rien. Tomas et Sabina incarnent respectivement (même si c'est un peu plus fluctuant et complexe dans le cas du premier) la victoire du fardeau tragique et de la légèreté débridée, dans des conséquences effrayantes. On vit leur vie avec eux, chaque croisée des chemins, chaque décision, et le bilan tétanise de tristesse, l'un pour son enfermement dans un couple morose et une situation politique cauchemardesque, l'autre pour son abandon de tous, qui brise toutes ses chaînes, mais qui n'a plus personne à la fin. Kundera possède un sens de la psychologie absolument remarquable, à la hauteur de maîtres tels que Dostoïevski. Il n'a de cesse d'intervenir espièglement ou doctement dans la narration de son récit et nous rappeler que son quatuor n'est qu'illustration au service de ses propos, pantins d'encre et de papier... Et pourtant, on a bien affaire à des êtres qui vivent, respirent, guidés par des pulsions, présentes pour de bonnes raisons, brouillés par des malentendus irréconciliables, des incompréhensions dûes à l'expérience de chacun... Tereza, elle, est obsédée par la dualité du corps et de l'âme. Sans cesse violée dans son intimité par une mère qui exhibait à tout va le corps, banalisait la chair et le nu dans ce qu'ils avaient de plus bas, Tereza veut faire ressortir son âme à travers sa figure, et qu'on ne la ramène plus jamais à un simple tas d'entrailles parmi tant d'autres. Tomas le libertin lui posera donc bien des problèmes, lui qui désire toutes les femmes et tous leurs corps, là encore pour des motifs psychologiques qui n'appartiennent qu'à lui...

Mon chapitre préféré du roman est sans doute "Les Mots incompris", sur la liaison entre Franz et Sabina, et qui explore toute une liste de concepts (La musique, l'obscurité et la lumière, le cimetière, New York, le cortège, etc.), ce qu'ils signifient pour chacun des deux personnages, et à chaque fois c'est radicalement différent, en fonction de leur vécu respectif, et tout aussi pertinent. Les divergences humaines nous y apparaissent alors dans toute leur splendeur, insolubles, comme entre Tomas et Tereza.

Je retiens également le chapitre intitulé "La Grande Marche", où le cynisme de Kundera atteint son apothéose : la vanité et l'illusion de l'Histoire, des manifestations pour une noble cause qui ne sont que théâtre de fourmis aux yeux de puissants indétrônables, dédaigneux et tout aussi mortels et vains, ainsi que sa définition élaborée et complexe du kitsch (images d'Épinal du bonheur pour nous rassurer, clichés utilisés par les pouvoirs politiques et religieux pour convaincre les esprits et reproduits au quotidien, jusqu'aux caricatures qu'on retient des êtres post-mortem, d'un coup réduits à une phrase ridicule ou complètement erronnée, une épitaphe simpliste, un simple moment censé les résumer dans leur entier...) Kundera s'amuse à démonter la religion chrétienne en rappelant entre autres l'infâmie du corps qui défèque et l'impossibilité totale d'"un accord catégorique avec l'être" (c'est-à-dire avec notre condition)... Pas très gai ni optimiste, me direz-vous, mais son humour, son sarcasme et le cheminement du propos font passer tant bien que mal la pilule.

La tristesse de la fin, en pastorale dégradée par le communisme et le passage du temps, m'a encore rappelé Voyage au bout de la nuit. Mais parlons du fameux communisme! C'est certainement le plus gros choc du roman : j'ai eu l'impression de comprendre, bien des années après sa lecture, 1984 d'Orwell. Kundera nous met les pieds en plein dans la dictature et les méthodes qui ont inspiré Orwell, et ce durant la majeure partie du livre, avec tous les détails, puisque Tomas et Tereza vivent à Prague sous l'occupation russe. J'ignorais TOUT des exactions de ces salopards, et suis resté SCIÉ. Mon tempérament révolutionnaire va s'ôter vite ce genre de bannière pour modèle. En gros, comme dans 1984, les gens sont sur écoute, ils DOIVENT manifester lors de rassemblements publics leur accord vis-à-vis du Parti (d'où le dégoût du cortège pour Sabina, qui était une contrainte, là où Franz, venant d'un autre pays, y voit ce que nous voyons toujours en tant qu'occidentaux citoyens de démocraties, un défilé qui peut changer L Histoire), le profil du citoyen est dressé, et on peut dégrader les intellectuels, artistes, docteurs jusqu'à l'écheveau le plus bas de la société s'il s'avère qu'ils sont opposés au Parti, quand on ne les envoie pas au goulag. On vous apostrophe innocemment dans un bar ou même au cabinet médical en tant que patient, vous parlez politique tout naturellement, en confiance, vous vous enflammez... et c'est en fait à un flic (devrais-je dire flic de la pensée) que vous vous adressez, et c'en est fini! Bref, ce contexte historique du roman, qui n'est qu'un sujet et un fil rouge parmi tant d'autres, vous laisse un bon coup de poing dans l'estomac, tant il est omniprésent et omnipotent, et rappelle bien le danger de CHAQUE extrême politique.

Comme disaient d'autres lecteurs ici et l'amie qui me l'a conseillé, c'est le genre de livre où on peut souligner des pages entières, et quasiment toutes les pages, tant la sagacité et l'exactitude des propos de Kundera nous bluffent. On réexamine notre vie, au regard de ses développements, des parallèles avec les 4 personnages... Pour autant, il faut prendre garde à ne pas le citer hors-contexte, lui faire dire ce qu'il ne dit pas, ou saisir absolument tout comme vérité générale, il y a tout de même des moments de désaccord, un peu trop cyniques et pessimistes. Ce n'est pas un gourou, encore heureux! Toutes les parties sur l'amour sont magnifiques, et comme je le disais au début, Kundera encourage ce besoin irrépressible à romantiser et romancer notre vie, développer dans notre imaginaire un destin, un fil conducteur, qui nous conduit là où on va, nous fait rencontrer telle ou telle personne, ou pas, mirage qu'il est bon d'entretenir pour ne pas sombrer dans un désespoir et une absence de sensibilité qui ne sont que trop familiers à l'être humain. Cette quête sémantique est capitale, pour éviter l'anarchisme insupportable des hasards qui ferait à la place notre temps sur Terre. Les parallèles avec Anna Karénine raviront les amateurs de Tolstoï, et il y a également quelques clins d'oeil affectueux à Nietzsche. Parmi toutes les références convoquées par l'auteur, d'autorité ou pour s'amuser, je crois que celle de Iakov, le fils de Staline, nous marquera longtemps!!

Lisez-le!! C'est un très beau roman, incroyablement éclairant par la hauteur que semble avoir l'auteur, on ne peut plus sage, très sensuel et corporel, mais aussi malicieux et désenchanté, où on trouve à coup sûr au moins 80% d'échos avec nos propres expériences. Et le tout est d'une cohérence magistrale, ce n'est pas un fourbi thématique, car la récurrence de chaque motif et thème lui confère au contraire une unité incroyable, qui n'a de cesse de nous renvoyer en arrière ou d'être expliqué/mieux compris par un autre exemple a posteriori. La vie de Tomas et Tereza, tantôt explorée du point de vue de chacun, avec à chaque fois son lot d'interprétations subjectives, de quiproquos... passionnera aussi les fans de séries récentes, qui se délectent de ce jeu avec les points de vue! Un des meilleurs livres qu'il m'ait été donné de lire depuis longtemps!
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