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Critique de Meeter


« Au coeur des ténèbres… »

par Issa Asgarally

"La couleur de l'aube", Yanick Lahens, Editions Sabine Wespieser, Prix RFO du Livre 2009.

C'est l'un des plus beaux romans qu'il m'est arrivé de lire cette année. Je l'ai découvert en tant que membre du jury du Prix RFO du Livre 2009. Et je ne me suis pas trompé sur ses qualités.« La couleur de l'aube » de Yanick Lahens a remporté le Prix avec six voix sur huit.

Deux soeurs, Angélique et Joyeuse, cherchent leur jeune frère, Fignolé, qui n'est pas rentré. Elles sont inquiètes, car toute la nuit le crépitement de la mitraille s'est fait entendre. Au fil de la journée et de leur enquête, elles dessinent de la ville de Port-au-Prince, capitale d'Haïti, une géographie apocalyptique. Toute l'histoire de l'île y défile, de « Papa Doc » Duvalier à nos jours, en passant pas « Bébé Doc » et le Prophète-Président : « Port-au-Prince, poste avancé du désespoir. Il y a toute la malfaisance secrète inscrite dans ses murs depuis deux siècles. La descente aux enfers de la ville a commencé depuis trop longtemps pour que je me plaigne. »

C'est Angélique qui découvre l'absence de Fignolé. Infirmière dans un hôpital qui manque de tout, elle se réfugie dans la prière avec obstination : « Comment ne pas prier Dieu dans cette île où le Diable a la partie belle et doit se frotter les mains. » Mère-célibataire, victime jadis de la trahison d'un homme « rusé et vantard », elle élève son fils dans « la crainte de Dieu ».

Joyeuse est tout à fait différente de sa soeur. Grande, pulpeuse, sûre d'elle et « sexuelle », c'est la fureur de vivre, l'insoumission, la révolte. Elle avoue qu'elle a soupesé les divinités illégitimes, vaudou de leur mère et le dieu respectable, chrétien d'Angélique, et qu'elle est restée sur sa faim : « J'ai choisi la lumière, le vent et le feu. Dussent-ils m'aveugler. Dussé-je y laisser ma peau. »

Sur le plan formel, le roman est une alternance de deux récits à la première personne, celui d'Angélique et celui de Joyeuse. Fignolé et les autres personnages sont donc vus à travers un double regard. Sans oublier le regard croisé des deux soeurs, l'une sur l'autre.

Les personnages sont denses, inoubliables. Fignolé, habité de musique et de poésie, est un militant déçu du Parti des démunis, dont le leader a trahi! La Mère, en écoutant chaque matin les voix à la radio épeler les malheurs de l'île, déclare qu'elle est déjà morte même si son corps n'exhale pas encore une odeur de cadavre. John, journaliste américain, suit Fignolé sur les barricades et gagne sa vie, comme le dit Joyeuse, à aimer les pauvres ! Maître Fortuné, vrai caméléon, a l'art de « prendre la couleur du pouvoir du jour et teindre sa langue et son cerveau »…

L'écriture de Yanick Lahens est économe, finement ciselée, magnifique. Je pourrais citer la plupart des phrases du roman pour l'illustrer. A commencer par la première : « J'ai devancé l'aurore et j'ai ouvert la porte sur la nuit. ». Ou encore celle-ci : « Dans cette île, dans cette ville, il faut être une pierre. Je suis une pierre. » Mais l'un des extraits les plus percutants est bien la description que fait Joyeuse d'une banlieue de Port-au-Prince : « A côté des chiens et des porcs, surgissent souvent des silhouettes sinistres. le dos voûté, elles se mélangent aux bêtes. Quand elles ne leur disputent pas des restes, elles fouinent furtivement à leurs côtés dans la puanteur et la pourriture des immondices. Je me suis souvent penchée, les paupières à demi fermées, la main sur le front pour mieux voir et me convaincre que ces créatures-là n'étaient ni des chiens, ni des porcs mais des chrétiens vivants comme vous et moi, hommes, femmes, enfants, vieillards qui n'ont d'autre choix que de se lever, de vivre, de manger, et de faire là des enfants et leurs besoins. Des centaines de milliers d'êtres venus en ville comme au Paradis et qui n'y ont trouvé que cet enfer à ciel ouvert. Dieu, s'il a créé ce monde, je lui souhaite d'être torturé par le remords. »

Je suis toujours sensible à la fin d'un roman, ou plutôt à ce qui se passe après la fin ! Je ne peux pas être mieux servi que par « La couleur de l'aube » ! L'un des événements les plus importants du roman se passe après le mot « Fin ». En effet, Joyeuse, qui mène l'enquête jusqu'au bout, découvre enfin les faits entourant la disparition de Fignolé et décide de réagir. En utilisant le revolver qu'elle trouve parmi les affaires de son frère. Mais cela est annoncé subtilement à la fin de son récit : « Je pense à l'autre. Au traître. A la robe moulante que je mettrai ce jour-là. A mes talons aiguilles. Au rouge carmin dont je dessinerai mes lèvres et à cette chose que je dissimulerai dans mon sac. ». Réussira-t-elle? Au lecteur de l'imaginer, de poursuivre le roman…

L'aube, dont il est question dans le titre du roman, n'est finalement pas celle du début, mais l'aube de « ce jour-là » : « J'entends Angélique qui se réveille. La nuit craque de tous les côtés. L'aurore est déjà là. »

Lisez et relisez « La couleur de l'aube ». Pour voir comment Yanick Lahens, qui vit en Haïti, construit l'allégorie d'un pays où la monstruosité voudrait se faire loi, mais où, à chaque page, éclate la volonté de vivre.


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