Surdouée

Rumi employa le mois suivant à se construire minutieusement deux personnalités dotées de caractéristiques bien distinctes. Elle stockait ces caractéristiques secrètes dans des zones indépendantes de son cerveau pour cela, elle réaménagea l’organisation traditionnelle des hémisphères gauche et droit - l’art et les sciences -, créant une nouvelle division nettement plus fonctionnelle à deux compartiments, haut et bas. La partie supérieure accueillait les informations censées la définir à ce moment-là, pendant que la partie inférieure sauvegardait celles qui devaient rester cachées. Cette dualité se révéla vite éprouvante à préserver, l’obligeant à se tenir en permanence sur ses gardes, et lui donnant souvent l’impression qu’elle injectait trop ou pas assez d’informations dans la conversation - notamment lors des interrogatoires déguisés de son père ou des autres étudiantes.

La honte alimentait sa douleur. Impossible d’y échapper.

Une réaction au mot « maman », un sentiment de révulsion face à la soif de plaire…, à l’ambition innocente derrière sa découverte, à l’intimité facile qui les unissait à l’époque.

Elle venait de passer une matinée étrange, seule à la maison, après une nuit d’insomnie pendant laquelle elle s’était sentie prisonnière dans son propre corps, comme si elle était couchée dans une bloc de glace en attendant la fonte.

Pitié, implora t-elle. Pitié, tu ne peux pas t’en aller comme ça, pour toujours. Et pourtant, il s’en alla, franchissant l’arche de l’entrée avec un air léger d’autorité, comme s’il n’avait pas le moindre souci.

Il y avait des questions destinées à rester sans réponse. Par exemple, pourquoi Mahesh, avant de la frapper, lui avait laissé le temps de supplier et d’implorer le pardon, d’une voix de plus en plus aigüe qui s’était transformée en geignement désespéré. Cela avait rendu la suite tellement plus pénible. Lorsqu’il l’avait finalement punie, la frappant dans le dos avec une règle prise sur son bureau, Rumi s’était jetée au sol, essayant de se cramponner à ses pieds comme le méchant repenti dans un film indien. Il s’était alors accroupi et l’avait frappée dix fois, l’agrippant de sa main gauche tandis qu’elle se roulait par terre en poussant des cris perçants. Elle était incapable d’expliquer cela à Shreene : pourquoi la règle rendait la chose impardonnable, pourquoi la culpabilité dans les yeux de Mahesh pour avoir été contraint à cela remplissait Rumi de dégoût envers elle-même, pourquoi c’était sans issue, au-delà du point de non retour.

Shreene prit le menton de sa fille et le releva de force, obligeant Rumi à la regarder dans les yeux. Ses pupilles s’esquivaient vivement chaque fois que Shreene essayait de capter son regard.
- Nos bébés à nous ne naissent pas comme ça. Il n’y a que les Blancs qui ont des relations sexuelles.
Rumi secoua la tête et leva les yeux vers sa mère.
- Mais en biologie, on a appris que…
- Oublie la biologie. C’est la biologie des Blancs. Nous, on ne fait pas ces choses-là.
- Mais alors, ils viennent d’où, les bébés ?
- De la prière. Comme toi.