Autant m’adresser au mur d’en face ! Mais la certitude que mes sentiments étaient partagés me galvanisait, me donnait le courage de tout entreprendre. Anatole finirait par me pardonner, il avait l’âme trop noble pour persévérer dans la rancune.
Puis, se tournant vers Anatole, en discussion avec l'hôtelier, elle l'avait longuement dévisagé, avant de revenir à moi:
_ Vous avez de la chance d'avoir cet homme-là, Princesse. Je donnerais ce que je possède maintenant pour qu'il me regarde avec les yeux qu'il a pour vous.
Ligotée sur cette couche de malheur, je ne pouvais que le réconforter par de douces paroles. Zina s'était redressée et le poussait vers le seuil, l'invective aux lèvres. Il eut la force de se retourner vers moi et de me lancer:
_ Tenez bon, mon amour. Je jure que je vous sauverai!
Je refoulai des larmes qui n'étaient pas de comédie. Et lui, jouait-il?
Au lieu de sortir, il reste planté sur le seuil, l'air hésitant. Je m'écriai avec agacement:
_ Eh bien, Lieutenant! Qu'attendez-vous?
_ Vous ne parlerez pas au Tsar de cette nuit dans l'isba, n'est-ce pas? fit-il sur le ton de la prière. Ce serait fatal à mon avancement.
Je réprimai une forte envie d'éclater de rire. Ce garçon avait grand besoin d'apprendre comment fonctionnaient les femmes.
_ N'ayez crainte, je serai muette comme une tombe.
"Je ne renonçais pas, je ne renoncerais jamais. Ma détermination à conquérir Alexandre était intacte, tout comme mon amour. Rien ne me ferait changer d'avis, pas même le départ de ce dernier." # Irina
Michel revint avec de bonnes nouvelles. Le Tsar acceptait de s’entretenir avec ma modeste personne.
- Alexandre se rend demain à Pavlovsk. Il propose de te rencontrer à mi-chemin.
- Nous ne serons pas seuls, fis-je, consternée. Il y aura du monde autour de lui : sa suite, ses aides de camp, ses officiers.
- Tu es trop exigeante, sœurette. Le tsar a d’autres chats à fouetter qu’écouter les élucubrations d’une gamine. C’est à prendre ou à laisser.
J’inventerais une fable pour éloigner les importuns, n’importe laquelle. « Irina, vous êtes douée pour inventer des histoires », me disait mademoiselle Dupin.
- Je prends. Etait-il surpris de ma requête ?
- Pas particulièrement, il lui arrive chaque jour des dizaines de sollicitations de ce genre. Le fait que tu sois ma sœur et qu’il m’apprécie te donne la préséance. Promets-moi d’observer une conduite digne et de ne pas parler de cette entrevue à notre père.
- Béni soit votre entêtement, Irina ! sans lui, nous ne nous serions jamais rencontrés.
Lorsqu'on veut tirer un sanglier, on n'arme pas son fusil avec du petit plomb.
- Il y a deux hommes entre lesquels tu balances ;
l'un ton mari, vrai ou faux, peu importe. Son âme est pure, son cœur vaillant.
- Et l'autre ? demandai-je, retenant mon souffle.
- C'est une énigme.
L'une de ses faces est brillante, l'autre obscure et ténébreuse. J'ignore lequel l'emportera. Quand tu auras fait ton choix, ce sera pour la vie entière.
- L'amour ne balaie-t-il pas tous les obstacles ?