Le pèlerinage de Shikoku, balisé par une main rassurante qui indique la voie, est un vrai parcours initiatique, rythmé par ses 88 temples, une sorte d'escalier vers la perfection.
Tout s'additionne, tout s'ajoute, tout se dissout. Le temps se suspend. L'espace se volatilise. Tout se fige, tout se tait, tout s'aligne. Cet instant a le goût de l'infini, la saveur de l'éternité. Dilution dans l'immensité. Le monde ne m'a jamais paru si beau ! Comme si je le voyais alors pour la première fois.
C'est un fait : on étouffe dans un espace que l'on restreint soi-même. Les portes blindées et les fenêtres de mon incarcération dans ma vie quotidienne s'étiolent soudainement. Des lézardes apparaissent sur les murs de cette claustration intérieure. L'édifice de mon emprisonnement, dans l'enchaînement des jours, se met sérieusement à vaciller.
J'entre en parfaite harmonie avec la nature qui m'environne. Mon souffle s'évanouit dans celui des arbres et des fleurs. Ma morphologie se fond dans le paysage pou en devenir partie intégrante. Je deviens moi-même courbes et contours de cette immensité, pleine et riche de la présence du monde.
Quel bonheur de retrouver cette proximité avec la terre, le ciel, les nuages, les arbres, les plantes, le bruissement du vent, les murmures des ruisseaux ! Quel plaisir de pouvoir s'étendre en chemin, les sens happés par les formes changeantes et évocatrices des nuages ou par les bruissements et frémissements de la partition de la nature, tour à tour silence et polyphonie ! Quelle joie de goûter à nouveau cette immersion dans ce vaste monde ! C'est pour moi un véritable apaisement de retrouver une respiration en harmonie avec le rythme de l'univers, ce rythme épaissi et riche de sa propre substance, loin des heures régies par la cadence infernale, des rendez-vous. Je savoure ce ravissement de m'accorder au paysage traversé et de retrouver cette sensation du corps en marche et l'acuité de mes perceptions sensorielles. L'Eveil n'emprunterait-il pas tout d'abord la voie du réveil du corps ?
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Il est des lieux où, spontanément, la magie opère.
Je savoure pleinement les rituels réalisés en ce lieu et reste en admiration face à un majestueux Ginkgo biloba, que le shimenawa, cette corde en paille de riz qui entoure son tronc, désigne comme un arbre sacré. Le Ginkgo biloba appartient à la plus ancienne famille d’arbres connue, seule espèce à avoir survécu à la bombe atomique du 6 août 1945 à Hiroshima. Arbre sacré d’Asie, symbole de vie, de renouveau et porteur d’espoir, il m’émerveille par sa puissance sereine et la force paisible qu’il dégage.
Cet instant éphémère me parle d'éternité.
Assise sur mes talons, en position douloureuse pour mes articulations d’Occidentale peu habituée à ce genre de prouesse matinale, je reste subjuguée par le cérémonial du petit-déjeuner traditionnel, composé d’une multitude de plats raffinés. Au sein de cette harmonie d’odeurs, d’effluves, de couleurs et de textures délicates, je découvre ce matin la natto, fèves de soja fermentées d’aspect gluant et rebutant, à l’odeur ammoniaquée et au goût de moisissure. Un voyage à part entière pour les non-initiés, surtout au réveil !
Son visage tout plissé m'apparaît comme le parchemin d'une longue histoire à déchiffrer, certainement une vie vécue comme une belle aventure, vu ses yeux rieurs et lumineux.