Chaplin est le sociologue des commencements de l'Amérique. Comme Simmel, il s'intéresse aux pauvres et aux étrangers.
Hannah Arendt, autre exilée américaine, ne s'y est pas trompée. Elle décrit Charlot comme celui qui "est au ban de la société" et qui "mène une vie qu'il ne peut pas contrôler".
Le cinéma est, dès les origines, une sociologie des images.
Le parlement des précaires est une création de Charlot. Il les représente comme nul autre car il s'emploie à garder l'équilibre quand tout conspire pour le mettre à terre. S'efforcer d'apparaître veut dire trouver le fil suspendu dans le vide sur lequel il est encore permis de s'aventurer et de marcher, se créer une zone aménageable.
Charlot barbier parle au nom de tous ceux dont le nom est congédié de l'histoire. Il donne voix à l'absence de trace des sans-voix.
Le "care" de Charlot le barbier provient de la fragile cohabitation des vies. Cette philosophie du soin mutuel est la part injustement sacrifiée par la rationalisation des économies et la mécanisation des sociétés.
Il existe, après Platon, un art de l'invisibilité qui s'appelle Chaplin. Si Gygès, grâce à l'anneau, au début du livre II de La République, découvre qu'il peut grâce à une bague découverte par hasard devenir invisible, voler, tuer, donner libre cours à tous ses désirs et ainsi exercer grâce à l'invisibilité un pouvoir sur les autres, une manière de gouverner les autres sans se gouverner soi-même, l'invisibilité de Charlot ne relève absolument pas de ce pouvoir sur les autres. Elle est, tout au contraire, repliée sur son absence de pouvoir.
Je nomme hypothèse démocratique l'idée que la contestation des normes du commun est justement ce qui rend le monde encore plus commun. Charlot est l'homme de cette hypothèse.
Dans le monde rêvé de Chaplin, les vies bucolisent après le travail, s'attardent dans la douceur et la bonne humeur des cartes postales d'autrefois. C'est une sorte de paradis rousseautiste où tout est à sa place mais où rien n'est en excès.
Charlot est bien le témoin précaire des vies minuscules. Il voit passer tout le monde dans son salon et tout ce monde forme un monde, le monde de celles et de ceux qui refusent de disparaître.