On ne tenait qu'à un fil, on n'avait pas d'enfant à élever, pas de maison à payer ensemble, pas de passé à préserver ni d'amis communs à se disputer, on n'avait pas grand-chose à sauver, voire rien, et ce rien pourtant pouvait voler en éclats,mais sans provoquer le moindre remous,ou si peu. C'était tellement facile à ce stade, peut-être était-ce encore plus simple d'en rester là plutôt que de poursuivre, ça demandait moins d'énergie.
C'était un baiser accompli qui m'emportait exactement là où il voulait m'emmener à la fois effervescent et délicieusement calme, un baiser confiant, conscient de sa force tranquille qui me portait sans résistance. Je n'avais pas la moindre envie que ça s'arrête, pas la moindre, lui non plus d'ailleurs, ce baiser nous plaisait terriblement à nous deux, ça ne faisait aucun doute, on s'embrassait avec une délicatesse et une attention absolues.
Rien n'était jamais important, tout passait, simplement. Tout glissait. Zou.
Rien n'était jamais grave. Milo ne s'appesantissait pas. Un grand rire, on passait à autre chose. Zou . Rien n'était grave jusqu'au moment où tout finissait par foirer.
C'était totalement inattendu. J'ai soudain éprouvé un sentiment de panique aussi subit qu'incontrôlable et j'ai vu, en un seul coup d'oeil brutal, ces quelques semaines choisies se métamorphoser en années, avec le même effroi que si, miniaturiste, on m'avait demandé de sur-le-champ me mettre à la fresque. Sans préparation d'aucun ordre. Sans même savoir si j'aurais assez de peinture pour la couvrir tout entière.
Et puis soudain je l'ai vu, au bout du couloir, très loin, je l'ai reconnu instantanément malgré les doutes de mon père sur mes capacités, et bien qu'il se trouvât encore au-delà des portes d'accès au hall j'ai tout de suite vu que tout était intact, l'homme qui m'enchantait, les réjouissances passées et les réjouissances futures. Et ma joie était telle que j'ai failli tomber.
Baraqué comme un lutteur de foire, le pianiste avait joué Schubert de la même façon qu'un bûcheron amoureux aurait caressé une petite fille, c'était délicat et puissant, sans fioritures, implacable et sans appel, et, en sortant de la salle,mon père avait paru aussi amorti que moi.