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Critique de Erik35


LE MENSONGE C'EST LA VÉRITÉ (et réciproquement)...

Soudain, un homme, aux étranges yeux jaunes, aussi dénudé physiquement que spirituellement, émerge, comme né des mains de Prométhée, de la glaise et de l'épaisseur sans nom d'une forêt ancestrale, comme un nouveau-né émergeant de la terre-mère...

C'est sur cette scène quasi démiurgique que débute ce roman court, dense néanmoins, parfois un peu insaisissable et confus mais néanmoins passionnant d'Ursula K. Leguin, troisième incursion, terrestre cette fois, dans son fameux cycle de de Hain, intitulé La Cité des Illusions.

Cet être étrange et sans mémoire de lui-même va bientôt se retrouver accueilli au sein d'une sorte de fraternité, une micro société elle-même electron d'une société sylvestre et nucléarisée, une parmi d'autres micro-sociétés humaines éparses, éclatées et diverses, pauvres d'une infinités de connaissances techniques, et ultimes survivants du grand affrontement interstellaire entre la ligue de tous les mondes et d'étranges extra-terrestres conquérants (dont on ne saura d'ailleurs pas grand chose de plus). C'est d'ailleurs le lien principal de ce roman avec les deux précédents, Planète d'exil en particulier. Mais que l'on se rassure, il n'est point besoin d'avoir lu l'ensemble du cycle pour comprendre ce titre-ci. Une des forces, au passage, de l'ensemble du Cycle de Hain : tout y est savamment lié, sans que l'on puisse jamais parler d'épisodes ni de suites. le lecteur patient prendra en revanche le temps de lire l'ensemble du cycle dans sa chronologie.

Falk - c'était son nom avant d'avoir tout perdu de sa mémoire - ne va pas pouvoir se contenter de l'accueil pourtant généreux et, c'est une constante chez un grand nombre de personnages créés sous la plume d'Ursula K. Le Guin, plein d'une sage humanité qui lui réapprendront toutefois à pouvoir vivre, à défaut de pouvoir lui rendre son identité . Très vite, il va lui falloir partir à la reconquête de sa personnalité disparue, de son passé. de ses origines et de son nom. C'est alors à un véritable roman de (re)formation doublé d'un pèlerinage et d'une quête à travers les contrées jadis dévastée d'une planète Terre aussi méconnaissable qu'inconnue, rencontrant des être parfois méprisables, parfois violents, parfois encore détenteurs d'une antique sagesse. S'adjoignant, sans qu'il l'ait véritablement voulu ni cherché, l'aide d'une jeune femme retenue captive comme lui par les sauvages des steppes et avec l'aide de qui Falk va parvenir à s'échapper et poursuivre la route vers la grande cité des mystérieux Shing, les principaux maîtres de la planète.

Dès l'instant où l'on pénètre au coeur de la ville et de la civilisation Shing, le court roman de notre autrice change assez radicalement de ton et de thématique. Bien sur, dans le récit de voyage qui représente la première partie, le mystère autour des Shing demeure central mais c'est aussi un récit d'aventures et de découvertes quasi ethnologiques que l'on fait - même si sommairement détaillées. En revanche, la Quête de soi de notre personnage principal se trouve mêlée d'une réflexion politique très intense, qui tourne, pour une très large part, autour des thèmes de la morale et de la vérité dans l'accomplissement de la gouvernance des peuples et du monde. En effet, ces êtres tout aussi insaisissables qu'étranges imposent à la planète une sorte de dictature bienveillante (d'une bienveillance douteuse) où le seul interdit absolu et universel exigé est le fameux : tu ne tueras point. Mais ces Shing, qui se proclament humains alors que leur origine terrestre est des plus incertaines sont craints et détestés par les terriens dont ils empêchent tout regroupement d'importance - en dehors de la ville-capitale, peuplée de laquais, de renégats, de larbins dédiés à le seul service et à leur entière dévotion - de même qu'ils maintiennent les peuples dans un archaïsme technologique stupéfiant, tandis que leurs propres avancées le sont aussi.

Ces Shing ont un pouvoir impossible, a priori : leur don de télépathie est, chez eux, à ce point développé qu'ils peuvent mentir en pensée, ce que les peuples de l'Ekumen qui en sont dotés sont incapables de faire, le voudraient-ils. Partant, réfléchissez deux seconde à un être capable de vous imposer l'idée suivante, via ce pouvoir tellement abstrait n'étant pas notre : "Je suis un menteur"... Réfléchissez à cet oxymore et précipitez-vous sur le premier tube d'aspirine ! Alors oui, de fait, ces Shings sont, par définition, des menteurs et les maîtres des illusions, capables, bien qu'en faible nombre, d'imposer cette étrange dictature -même certains animaux sont capables de rappeler au chasseur le "Tu ne tueras point" dans laquelle il est certes impossible de donner la mort physique mais où l'essentiel de la population est ostracisé, le reste transformé en "hommes-machines" et les rares vrais récalcitrants, ou des individus décidément trop dangereux, que ces maîtres ont meurtris dans leur âme en leur ôtant tout souvenir, toute mémoire, tel notre héros malheureux. Il y a un peu du Philip K. Dick dans cette étonnante réflexion (les deux auteurs se connaissaient d'ailleurs bien). du H.G. Wells sur la signification, l'importance et le détournement de la Loi, du Georges Orwell sans doute un peu, dans le sens où ce supra-langage - un genre de novlangue sans parole - permet toutes les manipulations, toutes les justifications, toutes les monstruosités, sous couvert de bonheur universel imposé.
En pleine époque "post-moderne" dans laquelle nombre de responsables politiques ne cessent de prétendre faire le bonheur de leurs peuples et même parfois malgré eux ; dans une période où s'impose de plus en plus la "post-vérité", c'est à dire des mensonges qui ont toutes les allures de la vérité, ou des vérités tronquées qui deviennent de fait mensongères, voire des mensonges qui détiennent malgré tout un peu de vrai, l'ensemble nous étant imposés via les ondes, le câble, le papier, les messages sans cesse répétés, le plus souvent de manière subtilement inconsciente (merci la PNL, bien détournée de ses intentions premières, entre autre)... Avouons que ce qui est décrit dans ce roman datant pourtant de 1967 a de quoi laisser songeur et même, rétrospectivement, faire frémir !

Les implications, les pistes de réflexions posées par ce roman un peu bref et, avouons-le, moins achevé que le volume précédent (NB : Planète d'exil) auraient peut-être mérité un développement à la fois plus vif et plus long, l'auteur ne parvenant pas tout à fait à se décider entre un récit de quête et d'aventures ou un ouvrage plus philosophique et politique (si, si, nous vous l'assurons : la bonne science fiction comme celle du niveau d'écriture et de réflexion de Mme le Guin touche à des domaines largement plus vaste que la seule littérature d'imagination. Seuls les sectaires le nieront !). Certes, il est sans doute moins abouti que le premier vrai chef-d'oeuvre de l'autrice américaine : " La main gauche de la nuit" (une vraie merveille, pour dire juste). Il y a des maladresses, des thématiques mal ou pas assez exploitées - quand il n'y en a juste pas trop en même temps - mais malgré cette légère impression de fouillis, de tentative incomplètement achevée, La Cité des Illusions demeure malgré tout un livre des plus plaisants, riches et importants à lire, ne serait-ce que se situant dans ce long et beau cycle de l'Ekumen.

Quoi qu'on en dise, et quelles que soient les réserves émises ici, pour ces oeuvres découvertes d'abord par le plus grand des hasards, chapeau bas, Mme le Guin !
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