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Critique de Erik35


Erik35
08 septembre 2018
LE NOM DES CHOSES EST MAGIE.

Ursula K. le Guin... Ce nom résonne désormais au firmament de ce que la Science Fiction et de ce que la Fantasy a pu porter de plus haut - elle n'est bien évidemment pas la seule, mais c'est, sans doute, le dernier grand nom de cet "âge d'or" de la SFFF américaine qui nous a quitté au tout début de cette année. Mais Ursula K. le Guin n'a pas laissé ses lecteurs totalement orphelins car elle nous a prodigué une oeuvre aussi riche qu'éclectique, aussi profonde qu'abordable par le plus grand nombre, ce qui n'est pas une mince affaire ! Nombre de ses oeuvres ne sont, hélas, pas encore traduites dans notre langue (ses nombreux recueils de poésie ainsi que pas mal d'essais, entre autres) mais les plus essentiels, ceux qui assirent sa notoriété tant auprès du public amateur que des jurys des plus grands prix du genre (Nebula, Hugo, Locus, etc) qu'elle obtint à de nombreuses reprises, sont accessibles dans notre langue. C'est ainsi le cas du plus célèbre des cycles créés par cette grande dame : le cycle de Terremer dont les trois premiers romans ont été rassemblés sous cette sobre dénomination ici.
On y retrouvera ainsi :

- le sorcier de Terremer
- Les tombeaux d'Atuan
- L'ultime Rivage

édités successivement en 1968, 1971 et 1972. Il est cependant à noter que ces trois romans furent précédés par deux longues nouvelles, véritables fondatrice de ce monde fait d'îles et de mers, de magie et de dragons, de sorciers et de rois, intitulées, pour la première, "Le mot de déliement" et "La règle des noms" pour la seconde, toutes deux de 1964. C'est dire si cette germination se déroula sur un temps relativement long, la maturation et le déliement de ce monde subtil ne s'achevant qu'au début de notre XXIème siècle avec un ultime épisode, "Le monde d'ailleurs".

Dans le premier roman de ce recueil, le Sorcier de Terremer, nous faisons la connaissance de Ged, un jeune garçon promis à un avenir de forgeron auprès de son père mais qui, ses dons innés pour la magie s'affirmant très tôt, parvient à sauver son village d'un raid de pillards venues d'îles lointaines avec les quelques bases de magies qu'une tante sorcière lui a dispensé. Devenant par la suite, mais pour un court moment, l'apprenti du grand mage Ogion, il va lui préférer l'enseignement plus étincelant de l'école de sorcellerie de l'île de Roke. Malgré un talent naturel époustouflant pour la magie - d'aucuns lui prédisent déjà les plus hautes destinées -, son parcours va être à deux doigts d'être stoppé net par lui-même et un immense orgueil qui lui fera, plus ou moins malgré lui, libérer une ombre tragique qui n'aura de cesse de le poursuivre à travers Terremer pour le détruire avant que, de chassé, Ged se transforme en chasseur, à la recherche de son propre lui-même en négatif, ce qu'il ne découvrira qu'à la fin de cette lutte dantesque. Mais l'ombre détient un savoir suprême sur Ged : il connait son vrai nom, ce qui n'est pas le cas du jeune homme...

Le second roman intitulé "Les tombeaux d'Atuan" nous fait d'abord suivre la destinée si particulière d'une jeune enfant de cinq ans qui, en vertu du jour et du mois de sa naissance est supposée être la réincarnation de la grande prêtresse du temple des «Innommables », la fameuse «Dévorée». Cette jeune fille qui se nomme Tenar va suivre un long et pénible apprentissage débouchant sur une vie terne et monotone, n'était sa prise de possession d'un lieu souterrain obscur et magique où vivent ces dieux enfouis qu'elle sert. Contre toute attente, une rencontre aussi interdite, dangereuse qu'inattendue va bouleverser sa routine et ses toutes ses croyances... Et s'il s'agissait rien moins que du haut fait annoncé à quelques reprises dans le volume précédent, où l'on va retrouver trace d'un magicien de notre connaissance mais qui a grandit tant en savoir qu'en sagesse, qui va permettre à cette jeune femme déboussolée de retrouver un vrai sens à sa terrible et morne existence ?

Enfin, c'est un Épervier/Ged beaucoup plus âgé que le lecteur retrouve dans L'ultime rivage. D'aventurier un peu fou, il a revêtu le rôle du référent absolu puisqu'il est le dernier archimage en date de la fameuse école de sorciers de l'île de Roke qu'il avait dû quitter si précipitamment en sa prime jeunesse. Mais les dernières nouvelles, venant d'abord des confins de Terremer avec son lot d'imprécisions et de rumeurs, sont mauvaises. Terribles même : la magie et, plus encore, l'art même des sorciers semble s'effilocher, disparaître, s'abolir, comme si celui-ci n'avait seulement jamais existé, n'avait jamais été pratiqué. C'est un jeune homme de haute famille, Arren, fils de roitelet et lointain descendant du fondateur de l'unique mais révolue lignée de Roi de Terremer, et qui va lancer les prémices d'une véritable Odyssée dans laquelle Ged, au fait de son pouvoir, va se trouver à plusieurs reprises mis à mal par un ennemi terrible qui, par la faute de l'orgueil - une fois encore - de Ged quelques années auparavant, a pris possession du royaume des morts et n'a de cesse d'y plonger les âmes de tous ceux qui pourraient se dresser devant lui afin de mieux s'en repaître. Cette fois, ni le pouvoir immense des dragons - auquel Ged sait parler - ni celui de sa seule magie ne suffiront. Il faudra, pour sauver le monde de lui même quelque chose d'autre : de cette naïveté, de cette pureté sincère et opérante - avec ses propres défauts et ses grandes faiblesses - dont le jeune prince est riche pour contribuer ce monde en totale déshérence.

Ged/Épervier joue évidemment un rôle central dans les trois romans qui compose ce long et beau recueil, et l'on peut considérer chacun de ceux-ci comme autant de textes se partageant entre roman d'apprentissage et roman d'initiation (les deux ne sont pas exactement synonymes et, par ailleurs, ils se chevauchent au gré des ouvrages). Hormis dans le premier roman, le mage est plus un catalyseur du cheminement personnel d'un autre personnage (la jeune prêtresse Tenar puis le prince Arren), et si l'on suit pas après pas ce "grand homme", il demeure psychologiquement très secret, presque lisse, tout au long de ces quelques huit cent pages, représentation presque parfaite du mage archétypal, tellement sage et plein de compassion, après avoir été empli de rage, d'impatience et d'orgueil, qu'il en paraît parfois un peu abstrait, froid et distant mais c'est pour mieux faire apparaître les sombres trames du monde, et leur résolution plus positive, bien que jamais résolument tourné vers un optimisme béat, pas plus que vers un pessimisme cynique. un terme illustre d'ailleurs parfaitement cet entre-deux jamais mièvre ni retors : l'équilibre, qui, de l'aveux de Ged (Ursula ?) n'est pas, n'est jamais de l'immobilisme mais un mouvement naturel en perpétuelle recherche de lui-même dans lequel, il faut tout de même bien le reconnaître, l'homme civilisé, refusant de se reconnaître pour ce qu'il est - un être certes complexe, intelligent, réflexif -, à savoir un élément de cette nature qu'il nie si souvent être, s'avère le principal perturbateur de cet équilibre premier, fondamental, insoluble mais essentiel.

Ursula K. le Guin est et n'est pas exactement un auteur "classique" de fantasy (on peut dire de même de ses oeuvres cataloguées "SF"), même si ses romans le sont devenus. En premier lieu parce que son éducation, sa famille d'ethnologues de renom (novateurs en matière de connaissance des civilisations amérindiennes des États-Unis, Lévy-Strauss méthodiques avant la lettre), ses connaissances culturelles multiples et souvent très généraliste en font un auteur un peu à part dans la production du genre. Certes, on ne peut oublier que J.R.R. Tolkien était, par exemple, un universitaire immensément cultivé, spécialiste, entre autres choses, de cultures et langues celtiques et scandinaves, qu'Assimov était un scientifique de très grand talent, etc. Ursula K. le Guin se situe d'ailleurs, peu ou prou, dans cette lignée d'écrivains aux talents et aux racines multiples sans commune mesure avec des spécialistes de la spécialité tels qu'ils s'en rencontre tant, n'ayant pour fonds de commerce - sans aucun jugement moral ou esthétique - que l'univers auquel ils sont le plus familier de tout temps.
Aussi, c'est avant tout de l'homme - l'être humain - dont cette grande autrice n'a de cesse de nous parler. de ce qu'il est, de ce qu'il pourrait être, de ses choix, innombrables, et de sa capacité inouïe à se tromper mais aussi à tâcher de redresser ses torts, s'il en a le goût et la force. Elle évoque aussi sans cesse notre présence au Monde, à cette nature brute et sauvage qui nous environne, mais sans jamais donner dans ce genre à la mode (et excluant par bien des aspects) qu'est le - en bon français dans le texte - "Nature Writing", cette manière outre-atlantique en vogue pour dire que "la terre ne ment pas" de bien triste souvenir idéologique. Pour autant, et avec des années d'avances sur notre époque puisque cette série de roman date du début des années 70, la nature, l'écologie dans ce qu'elle a de plus fondamental mais non dogmatique, y sont permanents. Il y a aussi cette idée qui traverse ce cycle de Terremer de l'apprentissage, mais aussi du droit à l'erreur, pourvu que, dès lorsqu'on en a pris conscience, on s'attache résolument, définitivement à la réparer. Nul doute que les lecteurs plus jeunes songeront à un certain Harry, et ce n'est certainement pas innocent. Mais l'heure est plus grave : il ne s'agit pas seulement de sauver le monde des magiciens, ni le souvenir de parents assassinés, les moldus se contrefichant de tout cela comme d'une guigne. Non, ici la magie est inhérente au monde, elle lui est consubstantielle et reconnue universellement, même si elle n'est pratiquée que par quelques uns doués pour cela, que les îles les plus éloignées du centre de ce mystère en sont presque dépourvue ou la refusent, mais c'est tout de même une affaire trop sérieuse, en vérité, pour se permettre d'en rire, même un peu.

Ursula K. le Guin invente ainsi un monde traversé d'îles et d'eau (énormément d'eau marine), de peuples aux relations régulières mais rendues toutefois difficiles par cette distance aqueuse et qui, les uns indépendamment des autres, ont su développer qualités et défauts, us et coutumes, traditions et rêves divers, contes et variantes (ce que l'on retrouvera, bien entendu, tout au long des "épisodes" de son cycle de l'Ekumen, les îles se transmuant en planètes) lui permettant ainsi une immense liberté humaine. Une sorte de Terre du Milieu en négatif (d'un point de vue strictement photographique et sans présager des intentions littéraires de l'autrice, quoi que...), car là où la communauté de l'anneau ne rencontre pour ainsi dire jamais la mer, le mage - solitaire - de Terremer y passe un nombre considérable de temps, comme si ces deux oeuvres (n'oublions tout de même pas que celle d'Ursula K. le Guin est postérieure de plusieurs décennies au Seigneur des Anneaux. Qu'elle y a largement puisé) étaient une sorte de ying et de yang d'un même univers fantasmatique, magique, fantasque. Et, de même que l'oeuvre majeure de J.R.R. Tolkien n'est pas que la relation aventureuse d'un petit être, ce triple roman initiatique n'est pas que celui d'une vie de magicien. Il y est question de la responsabilité de l'humain face à son propre destin ainsi que celui, plus global, du monde qui l'entoure. Il y est question, c'est même l'une des clés majeures de ce cycle, de la mort et de la relation ambiguë - forcément ambiguë - que nous entretenons avec elle, ce que nous parvenons à en accepter et ce que nous refusons d'elle ; il y est question de croyance - le moins qu'on puisse en dire c'est qu'Ursula K. le Guin est très critique à l'égard de toute forme de dogme et de religion révélée, alors qu'elle revendique une spiritualité des plus fortes mais qui peut se passer de dieux, tels ces "innommables" dont Ged reconnait la véracité - monstrueuse - mais en conseillant fortement de les laisser là où ils sont ! -.

Il y aurait tant à écrire sur cette oeuvre - décevante dans ses adaptations pour le cinéma ou les films d'animation. D'ailleurs, l'autrice ne voulu en reconnaître aucun d'entre eux tant elle s'y sentit trahie -, au demeurant d'une lecture si apparemment évidente, immédiate, sans aspérité (et pour autant, d'un travail réel sur la langue, dans le sens où elle en a ôté toutes les scories, sans pour autant qu'on puisse jamais parler de style "blanc", car le sien se reconnait entre mille) et, pour tout dire, d'une poésie aussi première qu'elle est intense et forte.

Mme le Guin est partie vers les rivages du monde des morts de Terremer en ce tout début d'année. Nul doute que si les âmes pérégrinent ainsi qu'elle l'a imaginé dans le troisième volet de ce cycle, la sienne doit être faite du même resplendissement que cette série de textes profonds, parfois sombres mais jamais désespérés, exemplaires et doux à la fois. Quoi que - malheureusement - catalogué dans un genre littéraire boudé par un large public, ce Terremer, de même que, sans doute son plus beau roman, "La main gauche de la nuit", ont tout pour figurer parmi les classiques incontournables du siècle dernier. Et nous ne boudons jamais le bonheur d'en découvrir l'inépuisable richesse !
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