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Citations sur L'année de la comète (3)

Mon père était un passionné d’échecs, nous jouions souvent. A la fin de la partie, presque toutes les figures avaient péri, leurs corps vernis reposaient en tas des deux côtés de l’échiquier comme si le champ quadrillé noir et blanc avait vu se dérouler une vraie bataille, affrontement de fantassins rangée contre rangée, folle boucherie des attaques de cavalerie.
Ma reine survivait généralement, mon père devait construire des combinaisons en plusieurs coups pour la coincer avec les pièces qui lui restaient.
Les fous et les tours, figures balourdes qui ne pouvaient se mouvoir que tout droit ou en diagonale – mon père échangeait généralement ses chevaux – assiégeaient ma reine, la précipitaient vers sa perte. J’étais émerveillé par la résistance de la reine, la pièce plus libre, que l’on ne peut vaincre en combat singulier ; là où un roi ou un fou était pris au piège, la dame s’échappait, elle.
Mes deux grands-mères assises à table ressemblaient à des reines, des figures de rang supérieur. Elles rendaient visible la tragique faiblesse, la vulnérabilité de l’homme menacé par le typhus, les courants d’air, la septicémie, le scorbut dû à la malnutrition ; l’homme se faisait encercler par l’ennemi et le voilà coupé des siens, abandonné ou blessé, portant en lui le fer de la guerre, incapable de reprendre une vie paisible, sombrant dans l’alcool. L’homme avait besoin qu’on lave et reprise son linge, qu’on lui prépare à manger, qu’on fasse des tas de petites choses à sa place, obsédantes comme les poux et récurrentes comme les rhumes d’enfant. Les grands-mères donnaient à voir la prédestination de la femme, pleureuse, veuve qui, même jeune, était en quelque sorte par avance plus âgée que son mari auquel elle survivrait de plusieurs décennies. On reconnaissait en elles l’effrayante inflexibilité féminine de l’existence, la capacité de surmonter le destin, d’organiser le monde de façon à ce que celui-ci « boite » côté homme. L’homme était une silhouette en pointillé, la femme une cariatide, leur relation était celle d’une variable à une constante.
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Oh, les longues soirées d’hiver ! Oh, l’apprentissage de la résistance au temps, à l’obscurité !
C’est au cœur de l’hiver, lorsque les jours raccourcissent, que je percevais la précarité de notre existence. Je sentais – ainsi agace-t-on du bout de la langue l’abcès sur la gencive – les paquets, les bocaux qui, blottis les uns contre les autres dans les placards de la cuisine, pesaient de toute leur masse sur les vis et les clous des étagères.
Ces réserves excessives de sel, de farine, de céréales, denrées de base qui avaient valu aux adultes un long piétinement – les files d’attente s’étirant tels des mille-pattes ou s’enroulant sur elles-mêmes tels des hippocampes, les centaines de semelles usées glissant sur le verglas dans cette promiscuité où germent les querelles, les silhouettes en manteaux de drap sombre obscurcissant encore le dense crépuscule du matin -, ces réserves qu’on eût cru constituées pour tenir en cas de guerre me disaient que la lumière des réverbères au-dehors, le tic-tac endormi de l’horloge, le cliquetis quotidien de la clé dans la serrure à sept heures du soir, tout cela pouvait cesser à tout moment.
Une duveteuse couche de givre recouvrait la vitre depuis plusieurs jours, et j’avais l’impression que nous vivions sur la banquise ; notre glaçon était encore solide, mais il fallait prêter l’oreille : n’était-il pas en train de se craqueler, un trou n’était-il pas en train de s’ouvrir, comme dans les livres qui racontaient les aventures des explorateurs polaires ? J’étais tout ouïe : j’interprétais le bruit des branches devant la fenêtre, le glouglou à l’intérieur des radiateurs, les voix provenant de l’appartement d’à côté.
C’était ma grand-mère Tania qui m’avait appris à tenir tête au temps et à l’obscurité. Laissant mes devoirs pour plus tard, je m’asseyais auprès d’elle à la table de la cuisine pour trier les céréales : le sarrasin, le millet, le riz. Il s’agissait de séparer de pur de l’impur, les graines à droite, les saletés à gauche. Parfois elle murmurait à part soi que chaque année, il y avait plus de déchets dans les céréales, puis de nouveau, je voyais s’agiter ses doigts rodés aux travaux minutieux : ravaudage, correction d’épreuves, points de couture, composition d’imprimerie.
Des radiateurs enveloppés de couvertures et de carton émanait une odeur de laine brûlante ; braquée sur la table, la lampe projetait une lumière brutale comme dans une salle d’opération. Mon attention, focalisée dès le matin sur les grands et petits carreaux des cahiers se dissipait, ma concentration cédait la place à une douce torpeur, à la fatigue accumulée à force de courir après les cours, à une tristesse transparente, décantée au fond de cette claire journée d’hiver.
J’avais l’impression de participer à une séance de divination. Une fois cuites, les céréales devenaient de la nourriture, l’ordinaire de l’homme. Crues, elles demeuraient la pitance des oiseaux, des animaux, l’offrande apportée aux défunts. Les graines rugueuses avec leurs facettes dures appartenaient encore au champ, à la terre, à un autre monde, les trier était comme y plonger les mains.
Ma grand-mère s’éloignait de moi. À ces instants, elle semblait appartenir aux deux univers à la fois : le gris de ses cheveux, les taches brunes qui parsemaient sa peau devenaient soudain des signes de l’au-delà.
Les graines étaient pour elles une sorte de chapelet. Mais elle ne priait pas : tel un médium, elle interpellait ceux qui étaient partis. Le spectre des jours du blocus qui avaient emporté ses soeurs, le spectre des combats où ses frères avaient disparu planait au-dessus de la table. Les céréales, principale richesse d’un siècle de famine, mesure de la vie et de la mort, devenaient des graines de la mémoire, le souvenir matérialisé. Grand-mère ne jetait pas celles qui étaient gâtées, comme si les ombres des morts, pour lesquels même ces déchets auraient constitué un trésor, pouvaient l’observer : elle les ramassait soigneusement et les mettait dans la maison des oiseaux de l’autre côté de la fenêtre. Des mésanges s’y précipitaient, mais je me demandais parfois si c’étaient vraiment des mésanges. N’étaient-elles pas autre chose que des oiseaux ? Elles regardaient par la fenêtre, immobiles, comme plongées dans leurs souvenirs, et j’avais l’impression qu’elles ressentaient l’étrangeté de leur petit corps, leurs plumes, leur bec, leurs yeux en tête d’épingle, leur gazouillement, leur agitation.
J’aimais aider ma grand-mère, mais cela me faisait peur aussi : absorbé dans cette besogne monotone, je perdais la conscience de mon être ; en revanche, je percevais soudain une présence dans le noir, au tournant du couloir : quelqu’un s’éveillait dans l’obscurité dense.
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Que pouvais-je chercher et où ? J’habitais un deux-pièces, j’allais à l’école, je passais l’été à la datcha, parfois, j’allais chez des amis de mes parents. Que pouvait-on trouver en ces lieux ? Je feuilletais encore et encore les livres sur les étagères en quête d’un vieux billet, d’un reçu, d’une feuille de calendrier, gardés en guise de marque-page, d’une note dans les marges. Je sortais les photographies des albums pour voir si elles n’en dissimulaient pas d’autres. Expert en cachettes – j’en avais plus d’une dans l’appartement – je cherchais celles des autres, mais ne trouvais que les cadeaux achetés à l’avance ou de l’argent mis à l’abri des cambrioleurs.
En réalité, je n’escomptais pas dénicher le « pot aux roses » dans une cachette. Il me semblait plutôt qu’un jour, je découvrirais le double visage, le double fond de toutes les choses : alors, plus l’objet serait ordinaire et sans personnalité, mieux on verrait son côté « loup-garou ».
Naturellement, cette quête ne m’occupait pas tout le temps ; cela me prenait comme une maladie, comme un envoûtement, et entre deux crises, je menais une existence normale d’écolier. Mais je n’ai aucun souvenir de ces intervalles, en revanche je me rappelle sans peine la tension de chaque instant qui accompagnait mes recherches et mon désir de trouver la preuve d’un complot du silence.
Ayant fouillé une infinité de fois l’appartement et d’autres lieux auxquels j’avais accès, je finis presque par me décourager. Tous les objets candidats au titre de « loup-garou » avaient été examinés. N’étais-je pas fou ? Le monde était bâti si solidement, sans interstices, il était si authentique dans sa transparence, dans l’indigence de son univocité, que je sombrai dans l’angoisse. Ma vie était en jeu : si je renonçais, si je me laissais convaincre qu’il n’avait pas de double fond, alors mes intuitions me quitteraient à leur tour, l’instance qui me les avait envoyées pouvant désormais choisir un autre paladin, un autre enquêteur.
Toutes les circonstances, toutes les tentatives avortées disaient : renonce ! Mais une petite voix à peine audible murmurait : si tu renonces, tu n’existeras plus, car « toi », c’est justement cette écoute intérieure, cette vision intérieure. Sans que tu le saches, chacun de tes échecs était un pas : tu es tout prêt, tu brûles, essaie une dernière fois !
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