Mais revenons au choix primordial, celui d’habiter le silence plutôt que la famille.
Qu’en ai-je retiré ?
Du temps. Beaucoup de temps, matière volatile et merveilleuse, luxe terrible dont les milliardaires ne disposent même pas.
Pourtant, je n’ai même pas écrit beaucoup.
Une infinité de Mères ont publié bien davantage que moi.
Mais le temps dont je parle, ce trésor inestimable, je n’ai jamais cru qu’il fallait absolument le destiner à la production. Sa meilleure utilisation, s’il faut absolument parler en ces termes bureaucratiques, a toujours été en ce qui me concerne la contemplation. Sans objet et sans finalité. La contemplation, point. Avoir le temps de contempler la vie et les vivants pendant qu’ils se dérobent, tombent et renaissent, avoir le temps d’admirer la danse du temps.
Comment parler de mon choix sans recourir au « ne pas », au « refus »? Comment répondre autre chose que « non » au « tu changeras d’idée »? Que répondre à tous ceux qui nous lancent : « Mais toi, tu n’as pas d’enfants… »? Comment contrer par l’affirmative l’épithète « égoïste » dont on affuble souvent celles qui ont fait ce choix?
(p.72) Je vais mourir seule, ou du moins tenant la main d'une infirmière inconnue des soins palliatifs, vu les tonnes de clopes que je fume. Je l'assume. J'ai peur mais je me félicite pour mon courage. Je ne vais laisser aucune trace derrière moi, disparaître à tout jamais, nullipare puis nulle part, connaître le vide après avoir passé ma vie à le combler. On le fait tous, avec ou sans enfants. L'essentiel est de se sentir vivant, le plus souvent possible.
Avoir le temps de contempler la vie et les vivants pendant qu'ils se dérobent, tombent et renaissent, avoir le temps d'admirer la danse du temps.
Enseigner m'a appris, depuis, à déverrouiler cette porte. Je ne garde plus pour moi les choses les plus précieuses, jalousement comme si on allait me les voler. C'est vieillir qui m'a appris cela. Ne plus avoir peur qu'on me vole. Donner. Et je sais qu'on ne peut espérer de gratitude pour ce que l'on donne. Ni des étudiants ni des enfants. On donne pour soi. Ce qui n'est pas donné est perdu.