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Critique de Presence


Relations bénéfiques ou toxiques ?
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Ce tome contient une histoire complète qui s'inscrit dans l'univers partagé Black Hammer créé par Jeff Lemire, avec Dean Ormston Ce tome regroupe les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2020, écrits par Jeff Lemire, dessinés, encrés et mis en couleurs par Tonči Zonjić qui a également réalisé les couvertures. Les couvertures variantes ont été réalisées par Mike Deodato Jr., James Harren, Patric Reynolds, Daniel Warren Johnson, Sam Kieth. le tome se termine avec 8 pages d'études graphiques annotées par le dessinateur, et 12 planches réparties sur 8 pages, réalisées et annotées par Jeff Lemire.

En 1996, Matthew, un garçon de douze ans, commence à se souvenir. Ils étaient allés dans un restaurant italien avec ses parents, et il avait fait une comédie pour avoir un dessert, alors que sa mère avait commencé par refuser parce qu'il y avait école le lendemain. S'il n'avait pas fait sa comédie, ils seraient sortis du restaurant plutôt et ils ne seraient pas tombés sur l'individu armé qui les avaient agressés, et avait abattu ses parents, les laissant morts sur le trottoir. William Bowers est en train de dire au garçon qu'il va devoir le tuer également car il a vu son visage. Il tombe d'un coup à terre, avec une blessure à l'arrière de la tête, là où le crâne métallique au bout d'une chaîne l'a frappé. Skulldigger se tient debout immobile, et il s'excuse auprès du garçon d'être arrivé trop tard. Il s'agenouille devant Matthew et lui dit que la police va arriver pour s'occuper de lui. Il s'éloigne, le crâne ensanglanté attaché à sa ceinture, et se retourne pour s'excuser encore une fois.

Un peu plus tard, Matthew a été examiné par un psychologue : il n'a pas dit un mot depuis qu'il a été pris en charge par la police. L'inspectrice Amanda Reyes explique au capitaine Howard que l'enfant a forcément vu Skulldigger, qu'il peut l'identifier, et l'incriminer dans la mort de l'agresseur et de deux autres défunts. le capitaine lui ordonne de ne pas s'occuper de cet aspect-là de l'affaire, car cela ne fait pas partie de ses dossiers. Elle sort de son bureau et se rend quand même dans la salle où Matthew attend. Elle lui pose des questions sur la présence éventuelle de Skullidgger, en lui montrant une photographie. Il ne prononce pas un mot, ne réagit pas. Elle ressort de la pièce et échange quelques mots avec un collègue qui lui apprend qu'il y a un nouveau candidat pour l'élection du maire : Ted Reed qui fut un superhéros du nom de Crimson Fist, il y a quelques années de cela, avec Alley Rat, un assistant adolescent. Dans son échoppe, le boucher découpe une tranche de viande pour sa dernière cliente, puis il ferme sa boutique une fois qu'elle en est sortie. Il descend dans le sous-sol, passant devant ses plastrons de Skulldigger, et les masques, allant s'installer dans son bureau sommaire, une chaise, une table et six écrans de télévision, pour regarder les informations : la candidature de Tex Reed, le meurtre du couple devant les yeux de leur fils. Il considère longuement le masque de Skulldigger posé sur la table devant lui.

S'il a déjà effectué plusieurs voyages dans l'univers partagé de Black Hammer, il y a fort à parier que le lecteur est acquis d'avance à l'histoire qu'il va découvrir, en particulier à l'écriture de Jeff Lemire. Il connaît le principe : raconter une histoire avec des personnages évoquant des superhéros classiques de DC ou de Marvel, en empruntant des éléments de leur mythologie et réaliser un récit différent, renvoyant des échos du modèle choisi, mais finalement indépendant. La première page ne laisse planer aucun doute : un enfant qui a vu ses parents assassinés sous ses yeux, de nuit dans une rue qu'on suppose déserte. C'est le meurtre de Martha & Thomas Wayne, les parents de Bruce encore enfant, perpétré par Joe Chill. D'ailleurs le criminel du récit a la peau violette comme la veste de Joker, et semble tout aussi déséquilibré mentalement, même s'il n'est pas porté sur les blagues macabres. La relation entre Skulldigger et Skeleton Boy constitue une variation sur celle entre Batman et Robin, avec un passage rappelant fortement une version plutôt malsaine, dans All Star Batman and Robin, the Boy Wonder (2005-2008) par Frank Miller & Jim Lee. le lecteur ne connaissant pas Black Hammer a vite fait de se rendre compte de ce parallèle, de la dualité de la narration, entre hommage et développement original.

C'est en même temps étrange et déconcertant : Jeff Lemire a imaginé une histoire originale, mais il insiste pour citer explicitement sa source d'inspiration pour se montrer honnête. Il inclut les noms de Frank Miller, Klaus Janson et Gerry Conway dans un décor. L'artiste réalise deux planches en contraste total entre noir & blanc sans couleur, évoquant de loin le parti pris radical de Frank Miller pour sa série Sin City. Mais ce ne sont ni Batman ni Robin. Pour commencer, Matthew ne devient pas Batman, mais Robin, ensuite, l'inspectrice de police Amanda Reyes ne joue pas le rôle du commissaire Gordon, ni celui de Renee Montoya, ou d'un autre membre connu de la police de Gotham, et le lien entre Grimjim et Skulldigger n'a rien à voir entre celui de Batman et Joker. L'esprit du lecteur est donc ainsi partagé entre ce parallèle qui ne disparaît pas, et l'originalité de l'histoire. Sous réserve qu'il arrive à réconcilier cette ambivalence, il s'attache rapidement aux personnages, au sort de Matthew, et à l'intrigue découlant de l'attaque de Grimjim, et de l'enlèvement du candidat à la mairie. Les personnages prennent rapidement de l'épaisseur car leurs décisions constituent le moteur de l'intrigue. Qu'est-ce qui a poussé Skulldigger a aller trouver Matthew dans l'établissement où il a été placé ? Quel lien unit Skulldigger à Grimjim ?

Du coup, le lecteur fait l'effort d'ajuster son mode de lecture, pour mettre de côté, la filiation Batman & Robin dans son esprit, et ne conserver que le fil directeur de la relation entre le superhéros en tant que figure paternelle, et l'assistant (tout juste) adolescent qui calque son comportement sur celui de l'adulte dont les actions font sens, au regard du traumatisme qu'il doit surmonter, ou au moins vivre avec : l'assassinat de ses parents sous yeux. Il est possible que les dessins évoquent également une autre référence. L'artiste s'est fait connaître dans une autre série dérivée, d'un univers partagé de grande ampleur : le Mignolaverse issu de Hellboy, dans Lobster Johnson avec Mike Mignola & John Arcudi, des histoires avec une ascendance Pulp assumée. Dans le même temps, Tonči Zonjić met en oeuvre une narration visuelle personnelle, qui ne donne jamais l'impression de vouloir rendre hommage à Frank Miller ou David Mazzucchelli, ou aux comics de Batman. Il dessine dans un registre réaliste et descriptif, avec des contours un peu simplifiés et une maîtrise épatante de la composition, que ce soit celle des pages, ou celle des cases. Les pages en fin de tome explicitent comment il a travaillé pour parvenir à un motif de crâne original pour le masque de Skulldigger. Ce motif fonctionne parfaitement pour son caractère macabre, sans jamais donner l'impression d'être une imitation de celui de Punisher ou d'un autre anti-héros, alors qu'ils sont pourtant nombreux à l'utiliser.

L'artiste transcrit avec force la force de la violence, assez sadique qui régnait dans les comics dans les années 1990, en particulier le crâne métallique au bout d'une chaîne dont se sert Skulldigger pour frapper ses ennemis, ou la séance de torture que Grimjim inflige au pauvre maire, avec par exemple un sectionnement de pouce au sécateur vraiment éprouvant même si la case n'est ni gore ni photoréaliste. En artiste complet, Zonjić emploie la couleur pour compléter ses dessins et pour instaurer l'ambiance, avec une force qui évoque le travail tout aussi Pulp de Francesco Francavilla. Les scènes en civil sont aussi intenses que les scènes d'action avec superhéros. le lecteur peut voir toute l'ambiguïté de l'attitude de Skulldigger dans sa relation avec Matthew, en regardant ses postures, son langage corporel, et il en va de même quand le garçon se retrouve seul dans la voiture avec Amanda Reyes, ou quand celle-ci parle avec sa compagne Theresa. Les séquences d'action sont violentes et sèches, lisibles et spectaculaires, avec une tension qui reflète la détermination et l'état d'esprit des combattants. En costume ou en civil, le lecteur voit des individus habités par des émotions intenses, et portant une terrible culpabilité. le scénariste se montre terrifiant dès la première page, Matthew se disant que les événements se seraient déroulés différemment s'il n'avait pas fait une comédie pour avoir un dessert. Quel sentiment insupportable de culpabilité ! Lemire développe un aspect de l'enfance traumatisée, au travers de Matthew mais, aussi d'autres personnages, domaine dans lequel il excelle pour la mise en scène de ces tourments, sans prêchi-prêcha, sans culpabilisation du lecteur, sans pathos surjoué ou artificiel.

Une minisérie de plus, dérivée de la série mère Black Hammer, une histoire extraordinaire à mettre à l'actif de Jeff Lemire, avec une narration visuelle aussi évidente et facile à lire, que bien adaptée et élégante. À l'opposé d'un projet de plus, vite fait mal fait, pour faire fructifier une licence à succès, cette histoire constitue la preuve que les histoires de superhéros sont un genre dans lequel il est possible d'aborder ou de mettre en scène des thèmes adultes, avec sensibilité et justesse, tout en rendant hommage aux superhéros originels.
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