- T'as rien de grave. T'es pas mort. Allez, lèves-toi !
Elle militait depuis longtemps pour l'abolition. Je le sais parce que papa me l'a souvent raconté; elle-même ne nous aurait jamais rien dit. Elle a tricoté et emballé des colis pour les Noirs qui passaient clandestinement au Canada. Elle n'en a jamais hébergé...Cela dit, a-t-elle été ravie de rencontrer maman? C'est pas parce que tu crois à une idée que tu es contente de la voir débarquer dans ton salon.
Il promena ses yeux sur les noeuds serrés de sa colonne vertébrale, contempla la forme évasée de sa hanche inclinée vers lui, et se dit que l'étendue de son corps contenait la totalité du monde qu'il connaissait. Vergers, pâturages, labours. Coteaux escarpés. Ecorce des arbres là où s'enchevêtrait les nuances de la pigmentation. Noeuds, branches, racines. Cheveux, graminées sauvages, blé couché par le vent. Et ces parties secrètes que le soleil ne touchait jamais, autant de banquises prêtes à fondre sous les caresses.
Il resta là, à demi comateux, pendant qu'une partie de son cerveau traçait comme dans un rêve un portrait de l'apparition. De fines pommettes saillantes rehaussaient de grands yeux qui brillaient d'un éclat intense alors même que le soleil n'y avait pas encore déposé son étincelle. Un menton rond creusé d'une fossette... si rond qu'on aurait voulu le tâter au creux de sa main comme une pomme. Des lèvres gercées par les épreuves de son propre voyage, mais si jolies et si bien dessinées qu'on les eût dites sculptées dans du marbre rose. Norman pouvait à peine bouger les siennes tellement il avait mal. Pourtant il fallait qu'il trouve le moyen de lui faire entendre sa voix. Il ne voulait pas la voir disparaître.
- Tu veux quelque chose, Marthe ? Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu me le dis.
- Moi, j'ai besoin de rien. Mais je sais ce que tu peux faire : le toubib dans le couloir, il a une de ces soifs, je la sens d'ici ; tu peux lui donner à boire ?
- J'avais justement l'intention, au contraire, de ne pas lui donner une goutte !
Marthe secoua énergiquement la tête :
- S'il souffre, on souffre tous, donne-lui donc à boire !