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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Ah ! quel ennui que de vivre ! et on vit tout de même... par curiosité. On attend quelque chose de nouveau... C'est ridicule et absurde !"

Je me souviens encore du "camarade professeur", tonnant devant le tableau noir. Il soutenait que Petchorine, le héros de ce livre, était un personnage tout à fait condamnable, l'image même d'une vie immorale, un lâche incapable de s'intégrer correctement dans la société. Et on écoutait, et ensuite on recopiait tout cela comme des ânes dans nos rédactions, parce que personne n'avait vraiment envie de lire le livre. En tant que héros de "notre" temps, celui de la "normalisation" de la fin des années 80 en ex-Tchécoslovaquie, le blasé cynique Petchorine a lamentablement failli.
Quelques années plus tard j'ai découvert la poésie de Lermontov. Elle m'a fait plus ou moins réviser l'étiquette de "l'homme inutile", que l'on collait alors systématiquement à tous les héros "byroniens" ; à tous ces individualistes poussés sans cesse par l'envie de "partir ailleurs", dégoûtés et fatigués par la société dans laquelle ils vivent. Et maintenant, après la lecture d'"Un héros de notre temps", je me rends compte une fois de plus à quel point on peut facilement se laisser convaincre par l'opinion d'un tiers, simplement parce qu'on est trop paresseux pour vérifier les faits.

Contrairement à mon camarade prof, j'étais enchantée par la franchise du héros de Lermontov, qui dévoile sans pudeur ses pensées les plus secrètes, en analysant froidement ses faiblesses et ses erreurs. Petchorine est tellement différent de tous ces héros positifs et clairement profilés de l'ère héroïque des radieux lendemains, qu'on peut difficilement considérer sa recherche et ses tâtonnements comme quelque manifestation d'inutilité et de futilité. C'est davantage une rébellion intérieure, une décision de chercher la vérité même dans cette bouse sociale censurée dans laquelle il a vécu et qui l'a largement façonné.

Lermontov a doté son Petchorine d'intelligence qu'il utilise à son avantage, et grâce à laquelle il s'élève au-dessus de son entourage. L'un de ses passe-temps favoris est de manipuler les gens, en particulier les femmes stupides, mais après un certain temps il n'y trouve plus aucune satisfaction. Il désire plus qu'un divertissement qui vide agréablement l'esprit. Mais sa nature ne lui permet plus de trouver le bonheur - même illusoire - ni dans l'amour, ni dans l'amitié. Prisonnier de son intraitable ego et de son arrogance, il commence à mépriser tout, y compris son éducation et son intelligence, le destin, l'humanité et même sa propre mort.
Il fait en effet triste figure dans la joyeuse société de la petite-bourgeoisie, dans ce théâtre tragicomique où les uns font semblant d'être sincères, et les autres font semblant de faire semblant d'être sincères.
Comme il ressemble à Onéguine de Pouchkine, ou à Oblomov de Gontcharov ! A Manfred, Heathcliff et tant d'autres. Comme il ressemble aux héros de Kundera... comme il est éternel.

La nouvelle, très agréable à lire, a été écrite entre 1838 et 1840.
Cinq chapitres presque indépendants, liés seulement par le personnage de Petchorine (tantôt on l'évoque dans des souvenirs, tantôt on lit son journal), se déroulent dans de luxueuses stations thermales caucasiennes au milieu de la haute société militaire et civile, mais aussi dans des coins reculés et sauvages de la montagne. Lermontov connaissait bien ces paysages et les habitants du Caucase. Il y avait passé ses années d'exil, après avoir écrit un poème en l'honneur de la mort tragique de Pouchkine ; il n'est d'ailleurs pas sans intérêt de comparer la fin de Pouchkine avec celle de Lermontov, à vingt-six ans seulement !
Lermontov a choisi le nom de son héros encore en hommage à Pouchkine : tout comme Onéguine était créé d'après la rivière Onega, Petchorine est né de la rivière Petchora.
En comparant la vie de Lermontov au livre, on ne peut pas chasser l'impression que nous lisons une sorte d'autobiographie voilée de l'auteur.
"Un héros de notre temps" est véritablement un portrait, mais pas d'une seule personne. C'est un portrait composé des défauts de toute une époque. Vous pourriez argumenter que l'homme ne peut pas être aussi mauvais, mais si on est capable de croire en la véracité des malfrats tragiques et romantiques de toutes sortes, alors pourquoi ne pas croire en Petchorine ? Pourquoi nous est-il si difficile de l'absoudre ? Il contient peut-être plus de vérité qu'on n'aurait souhaité...?
L'abus de sucreries dérange l'estomac, et le remède est amer. Lermontov ne prétendait jamais vouloir devenir un prêcheur contre les vices humains, son esprit était bien trop large, pour cela. Il a seulement pris plaisir à peindre un homme tel qu'il le comprenait, et tel que, malheureusement, il le rencontrait trop souvent. Il a détecté la maladie, comment la guérir - Dieu seul le sait.
J'ai été convaincue de la sincérité de l'auteur, qui a si impitoyablement révélé ses propres faiblesses et défauts. L'histoire d'une âme humaine, même si cette âme semble ignoble , est peut-être encore plus intéressante et utile que l'histoire de toute une nation, surtout quand elle est le résultat d'une introspection profonde, et quand elle n'est pas écrite dans un désir ambitieux de provoquer la pitié ou l'admiration.

Quant à mon opinion définitive sur le personnage de Petchorine, je réponds par le titre de ce livre. "Mais c'est une cruelle ironie !", me diriez vous. Je ne sais pas. 5/5
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