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Critique de Aquilon62


Les vrais héros de l'histoire ne s'annoncent pas toujours. Il faut parfois les trouver, aller les chercher. C'est le cas de Rose Valland. Vous ne la connaissez peut-être pas, mais au moment où vous aurez terminé ce livre/récit de Jennifer Lesieur, elle pourrait bien faire partie de votre panthéon personnel. de ces personnages qui vous marquent à la fois dans ce qu'ils sont et ce qu'ils font.

Et pourtant :
"Le secret absolu dans lequel elle avait cadenassé sa vie et son action a effacé plus que son nom. L'existence de Rose Valland, criblée de béances, comporte un gouffre qui relève de la magie noire. Il n'existe aucune image animée d'elle. Aucun film, aucune vidéo amateur, aucun extrait de documentaire, aucune apparition, même floutée, fugitive, hors champ ou accidentelle, sur aucune pellicule. Traverser presque tout le XXe siècle sans se laisser capter par une caméra est un tour de force qu'elle a réussi, à supposer qu'elle l'ait souhaité."

Le 3 novembre 1940, Goering emportait dans son train personnel des chefs-d'oeuvre déposés au musée du Jeu de Paume. Ce jour-là "La femme invisible était toujours là. Impuissante, elle avait assisté à ce rapt en redoutant déjà les suivants, ici même, dans son musée où flottait encore l'odeur du cigare froid et des souffles lourds, son musée qui venait d'être souillé.
Elle s'appelait Rose Valland, et elle apprit ce jour-là à hurler en silence."

À une époque où l'on préférait une femme éduquée à une femme instruite, c'était déjà une avancée remarquable pour une jeune fille de son milieu, dont le père était maréchal-ferrant et sa mère qui tenait la maisonnée. Inscrite à l'école normale son chemin d'institutrice était tout tracé.
Mais c'était sans compter sa passion pour l'art. Direction les Beaux-Arts de Lyon, puis les Beaux-Arts de Paris. Malgré sa réussite son goût pour apprendre était bien plus fort que celui de transmettre...
Mais rien, ni personne ne l'avait préparée à ce qui allait advenir. Elle allait être propulsée dans L Histoire....

L'exode des oeuvres d'art des musées parisiens devait commencer.
"La « drôle de guerre », dans son attente inquiète des premiers combats, permit aux sauveteurs du Louvre d'agir avec calme et méthode. En quelques jours, il ne resta plus au musée que des oeuvres d'importance secondaire, des cadres vides posés le long de murs nus où se dessinaient des carrés et des rectangles plus clairs à l'emplacement des toiles. La Grande Galerie avait des airs de hall de gare vide, où résonnait le moindre son. Comme la scène d'un théâtre déserté par ses décors et ses acteurs, le coeur du bâtiment cessa de battre."

L'armistice signé, Hitler était à Paris
" Hitler porta sur les fontaines, les immeubles, les volets fermés, un regard de propriétaire. Il tenait enfin cette ville qu'il admirait, volée à un peuple qu'il méprisait. Une capitale engourdie, où il n'avait croisé aucun regard de défi. [...] Pour lui, l'art n'était pas tant une source de beauté, de contemplation, d'ouverture des perceptions qu'une addiction mauvaise, une obsession fanatique parmi tant d'autres. Et un moyen de se venger, d'effacer l'humiliation du traité de Versailles et celle des Beaux-Arts qui n'avaient pas voulu de lui."

Les nazis mirent en place une organisation réglée au "millimètre" pour organiser le pillage. Mais trop d'administration tue l'administration, ce fut très vite la confusion...
Si vous ajoutez à cela, la voracité de certains dont Goering (numéro 2 du régime) qui vivait dans un luxe malsain et ostentatoire, les marchands d'art véreux, les délateurs intéressés, des soldats qui s'improvisent huissiers de justice de pacotille, la création de l'ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg) chargé de répertorier et de confisquer les biens des indésirables du parti, etc...
Vous obtenez une confusion extrême aux antipodes de l'image que voulait donner le régime, "Curieuse manie du Reich, cette tendance à créer une multitude d'organismes et d'institutions voués aux mêmes tâches, au risque de contre-productivité et d'inévitables luttes de pouvoir…"

Rose d'abord spectatrice de ces scènes qu'elle abhorrait devint très vite une actrice discrète en remplissant fiches, notes, listes. Écoutant les conversations pour y glaner ce qui pourrait être utile au traçage des oeuvres. Allant jusqu'à faire les poubelles pour y récupérer ce qui pourrait avoir de la valeur pour la suite.
Remontant ces informations collectées à Jacques Jaujard surnommé « L'homme qui sauva nos chefs-d'oeuvre » par l'essayiste André Chamson.
Vivant avec la peur au ventre, peur qui était devenue sa compagne de tous les jours...
Trouvant le courage, en se disant :
"Ce que les nazis volaient à ces familles, ce n'était pas seulement ce que l'humanité avait produit de plus raffiné, et que d'autres amoureux de l'art avaient patiemment acquis avec les années. Après avoir privé les Juifs de leur statut, de leur profession, de leur droit à vivre comme tout un chacun, ils les privaient de leur histoire intime. Car ces natures mortes, ces naïades de marbre, ces violoncelles et ces porcelaines représentaient davantage que des biens marchands. Ils étaient des souvenirs heureux, de fêtes en famille, de dîners entre amis, de berceuses chantées, d'instants de grâce, de repos et de paix."

Les chiffres donnent le tournis et parlent d'eux-mêmes
À la date d'août 1944, 203 collections particulières avaient été pillées. Soit plus de 21 900 objets d'art, dont 10 000 tableaux, dessins, gravures ; 500 000 meubles et objets domestiques, et plus d'1 million de livres et manuscrits, sans compter les disparitions, les vols en interne, voire les oublis.

Une fois la Libération arrivée, commence pour Rose un autre pan de sa vie :
" Rose, elle, n'avait aucune envie de gifler les Allemands dans la rue. La vengeance était une manière vaine de détruire les souffrances du passé, et elle préférait regarder en avant, réparer ce qui pouvait l'être. Consacrer ses forces à accomplir enfin cette idée fixe qui l'avait fait tenir et remplir ces fiches au péril de sa vie pendant quatre ans : retrouver, récupérer et restituer le patrimoine volé. "

Elle se rend en Allemagne, pour entamer son travail de restitution.
Avec un "monuments man", ils inventorièrent 6 557 peintures, 2 300 dessins et aquarelles, 954 estampes, 137 sculptures, 129 armes et armures, 122 tapisseries, 78 meubles, 79 vanneries, 484 caisses vraisemblablement d'archives, 181 caisses de livres, 1 200 à 1 700 caisses apparemment de livres ou objets similaires, 283 caisses de contenu totalement inconnu et c'est sans compter avec les oeuvres acquises par Goering : 1 375 peintures, 250 sculptures, 108 tapisseries, 75 vitraux et 175 objets décoratifs....

Elle poursuivra son oeuvre tout en restant dans l'ombre, ce qui reste à la fois incompréhensible, injuste, et incroyable tant son dévouement fut incommensurable.

La réponse est peut être dans les mots de la conservatrice Magdeleine Hours, qui avait participé à l'exode des oeuvres du Louvre, et qui écrira plus tard dans ses Mémoires : « Cette femme, qui avait risqué sa vie si souvent et avec tant de constance, qui avait honoré le corps des conservateurs et sauvé les biens d'un grand nombre de collectionneurs, eut droit à l'indifférence, quand ce ne fut pas l'hostilité de beaucoup. La reconnaissance n'existe pas et la grandeur dérange dans ce milieu où l'élégance est plus affaire de goût et de formes qu'affaire de coeur. L'histoire de Rose Valland en est bien l'illustration décevante. »

Et bien grâce à ce récit, qui se lit comme un roman, la voilà sortie de l'indifférence, en espérant que ce livre aille dans le plus de mains possible, c'est à mon sens le moins que l'on doit à cette femme qui a agi dans l'ombre, qui est restée dans l'ombre, et qui merite pour ses actions, son abnégation, sa résistance - au sens propre et figuré - d'être mise en lumière.
Et se dire que sans elle, nos musées n'auraient certainement plus le même visage...
Et se dire que sans elle, les familles spoliées n'auraient certainement recouvré leurs biens.... Même si son combat que d'autres poursuivent, est loin d'être terminé....


PS : merci à Sandrine qui grâce à sa critique à mis ce livre sur mon chemin
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