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Critique de nebalfr


L'éminent anthropologue Claude Lévi-Strauss avait une passion bien connue pour le Japon, entretenue depuis l'enfance, quand son père récompensait ses bons résultats scolaires par des estampes ; entre 1977 et 1988, tardivement donc (Lévi-Strauss est né en 1908 et mort en 2009), il s'est rendu cinq fois au Pays du Soleil Levant. La culture japonaise a régulièrement infusé dans sa réflexion scientifique – pour autant, dans son rapport au Japon, Lévi-Strauss n'était qu'assez peu anthropologue, et de son propre aveu : la méconnaissance de la langue japonaise, notamment, ne lui permettait guère de mener sur place des études comparables à celles, fameuses, que l'américaniste avait effectuées notamment au Brésil au milieu du XXe siècle ; il a pu accompagner des ethnographes sur le terrain, notamment à Okinawa, mais restait alors en retrait (il en donne une bonne idée dans l'article « Hérodote en mer de Chine », semble-t-il le plus connu de l'ensemble de ce recueil).



Ce rapport particulier imprègne l'ensemble des articles souvent brefs constituant ce petit ouvrage qu'est L'Autre Face de la Lune, et qui rassemble la plupart des écrits de Lévi-Strauss (ainsi qu'une interview pour la NHK) portant sur le Japon (entendre par là « essentiellement », « au-delà de quelques lignes seulement dans une étude portant sur un autre sujet, éventuellement plus abstrait » : à titre d'exemple, Lévi-Strauss a beaucoup écrit sur la notion de « maison » qu'il a contribué à forger, et j'avais pu lire çà et là, sauf erreur, quelques références passagères au système ie, qui ne figurent pas dans ce recueil) ; parmi ceux-ci, il y en avait d'ailleurs un que j'avais déjà lu et évoqué ici, sa préface au petit traité de Luís Fróis Européens et Japonais. Notez au passage que certains de ces articles, semble-t-il, n'avaient été publiés qu'au Japon avant d'être ainsi recueillis. Mais il ne faut donc pas s'attendre ici à lire un Lévi-Strauss scientifique, celui mettons des Structures élémentaires de la parenté ou des Mythologiques, et qui, avouons-le, peut se montrer aride, mais un auteur « plus décontracté » (ou « moins rigoureux », à chacun de voir quelle expression est la plus appropriée), ce qui peut décevoir ; en même temps, on peut éventuellement établir un lien entre cette approche et celle de ses ouvrages les plus « accessibles », néanmoins sérieux, comme Tristes Tropiques ? Peut-être aussi Race et histoire ? Je dois confesser n'avoir guère lu Lévi-Strauss au-delà… Mais il ne faut donc pas se tromper quant au contenu de ce recueil.



Sans pour autant, d'ailleurs, accorder trop d'importance aux deux premières communications recueillies, « Place de la culture japonaise dans le monde » (1988) et « L'Autre Face de la Lune » (1979) ? Il s'agit là de deux textes très « protocolaires », des allocutions prononcées par l'auteur envisagé comme un « invité prestigieux », et de son propre aveu certes enthousiaste mais pas des plus compétent en la matière. le rapport à la culture japonaise, dans les deux (mais surtout dans le second, le plus ancien de l'ensemble), est relativement convenu, passant par des thèmes très classiques et récurrents (la cuisine, une fameuse préoccupation de l'auteur, mais aussi les estampes, donc, ou la musique, qu'il n'a découverte que tardivement mais qui l'enchantait...), et Lévi-Strauss ne s'y aventure guère dans la théorie – même s'il y évoque déjà une idée récurrente de ces articles, plus ou moins bien étayée par ailleurs (p. 51) : « La philosophie occidentale du sujet est centrifuge : tout part de lui. La façon dont la pensée japonaise conçoit le sujet apparaît plutôt centripète. » Et d'avancer plusieurs exemples qui reviennent régulièrement, et qu'illustre bien la préface à Européens et Japonais, comme le maniement de la scie, importée de Chine, etc. Ces textes sont d'une lecture agréable, mais il ne faut probablement pas leur accorder trop de crédit – à vrai dire, Lévi-Strauss lui-même témoigne à plusieurs reprises de ce que sa manière d'envisager le Japon, a fortiori depuis 1979 (avec les voyages sur place qui se sont enchaînés ensuite), a pu être mise à mal ; l'exemple le plus palpable, et que l'auteur met lui-même en avant de la sorte, porte sur la conscience écologique des Japonais, qu'il idéalisait bien trop en la rapprochant de ses propres préoccupations en la matière – un constat qui doit sans doute beaucoup à la relation de l'auteur avec l'anthropologue (africaniste sauf erreur) Kawada Junzo, qui fut entre autres le traducteur japonais de Tristes Tropiques et qui avait mené la très intéressante interview pour la NHK concluant l'ouvrage ; il livre ici également une très courte préface (sans véritable intérêt) et a également confié quelques photographies pour un cahier de planches en fin de volume.



Il y a à vrai dire des choses plus gênantes, dans ces deux articles – mais qui découlent probablement de leur dimension protocolaire. J'ai en effet le sentiment que Lévi-Srauss, par la force des circonstances, s'y autorise des comportements qui ne devraient guère être ceux d'un anthropologue dans l'absolu (et, oui, j'ai bien conscience que cette remarque est absurdement gonflée de ma part...) : ainsi, il « flatte » la culture étudiée (qu'il idéalise, donc – et il faut aussi relever que, dans l'ensemble de l'ouvrage, cette fois, il a par ailleurs tendance à se focaliser sur le passé japonais plutôt que sur le Japon présent, y compris quand il visite « Un Tôkyô inconnu », en préface à l'édition japonaise de Tristes Tropiques, et se remémore surtout une délicieuse promenade en bateau sur la Sumida – il a même en une occasion une formule un peu brutale et étonnante qui fait spécifiquement du passé l'affaire de l'anthropologue). Mais il s'autorise en outre un vague ethnocentrisme un peu déconcertant au regard de sa longue et remarquable carrière d'anthropologue – ce que l'idée même du Japon comme une « autre face de la Lune » (entendre par là que la face « habituelle » est celle de l'Europe, qu'il désigne régulièrement par la troublante expression de « Vieux Monde ») semble impliquer de manière un peu paradoxale, alors qu'elle se veut un plaidoyer pour une réévaluation de « la place de la culture japonaise dans le monde ». On notera par exemple, même si c'est loin d'être inintéressant, comment il est amené, presque systématiquement, à « comparer » des éléments majeurs de la culture japonaise à des « équivalents » essentiellement français – même si, là encore, c'est au bénéfice, au prestige même, de la culture japonaise, toujours antérieure. Ainsi, et à plusieurs reprises là encore, envisageant le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, il évoque parallèlement La Nouvelle Héloïse de Rousseau, de même qu'il rapproche le Dit des Heiké des Mémoires d'outre-tombeDe Chateaubriand. Ce qui n'est probablement pas sans fond, mais témoigne avant tout de ce que cet ouvrage, ou en tout cas ces deux premiers articles, ne relèvent guère de la rigueur scientifique, ou du moins est-ce ce que je tends à croire.



Ceci dit, l'approche passionnée de ces articles, qui est en même temps une approche artistique, esthétique, littéraire, les rend d'une lecture agréable – et, parfois, l'auteur peut ainsi se permettre d'aller davantage au fond des choses, ce dont témoigne tout particulièrement ici « Sengaï. L'art de s'accommoder du monde », article dans lequel il dissèque aussi bien l'oeuvre picturale de Sengai précisément (en envisageant comme indissociables la peinture et la calligraphie) que l'art japonais entendu de manière plus large (et dans d'autres domaines, comme la poésie ou la poterie – qu'il loue tout particulièrement, non seulement pour les réalisations zen, mais surtout pour celle de la période Jômon, à laquelle il revient très souvent, comme la plus fascinante, précoce et singulière culture de la poterie dans le monde entier). Mais il relève en même temps à chaque fois combien ces associations se conjuguent avec ce qu'il identifie comme un véritable principe fondamental de « séparation », des couleurs, par exemple ; et il inclut dans son essai le biais dérivant de ses propres goûts en la matière, héritage des estampes que lui offrait son père quand il était un écolier. J'y vois, peut-être à tort, comme une variation sur l'esthétique à même de rappeler aux meilleurs souvenirs de L'Éloge de l'ombre de Tanizaki… avec certes les mêmes précautions à prendre.



Toutefois, les articles les plus intéressants à mes yeux, s'ils sont souvent aussi les plus brefs, sont ceux dans lesquels Claude Lévi-Strauss traite du Japon au prisme d'un de ses principaux centres d'intérêt en tant que scientifique : la mythologie (une préoccupation qui peut occasionnellement ressortir dans les autres articles également). Connaisseur du Kojiki (en traduction, donc), l'anthropologue établit des passerelles entre les mythes japonais et ceux d'autres cultures – par exemple, dans « Le Lièvre blanc d'Inaba », il compare une fable animalière un peu incongrue dans le contexte du Kojiki avec d'autres fables très proches dans les mythologies amérindiennes – celles qu'il connaît le mieux de par ses travaux. C'est aussi à cet égard qu'il entend « repenser la place de la culture japonaise dans le monde », quitte à faire appel à la géologie et au climat pour rappeler que, dans un lointain passé, il a pu y avoir des passages entre l'Asie continentale (et notamment l'Asie du Sud-Est, où il suppose que se trouve le mythe originel dans ce cas précis) et aussi bien l'Océanie que l'Amérique, le Japon ayant pu constituer un lieu de passage important. D'une certaine manière, il procède un peu de même quand, dans « Hérodote en mer de Chine » (issu de Mélanges en l'honneur du fameux helléniste Jean-Pierre Vernant), puis dans « La Danse impudique de Ame no Uzume », non content de revenir sur la fable du « Lièvre blanc d'Inaba », il se penche sur les ressemblances, mais peut-être plus encore les différences, jugées plus significatives (un thème qu'il développe bien sûr dans « Apprivoiser l'étrangeté », soit la préface à Européens et Japonais de Luís Fróis), entre des mythes japonais et, notamment, grecs et égyptiens – supposant là aussi une autre origine commune, probablement du côté de l'Asie mineure. Et il est tentant de faire ce genre de comparaisons – votre ignare de serviteur lui-même s'en est d'ailleurs fait l'écho par ici, le Kojiki comprenant un fameux épisode qui ne manquera pas de rappeler le mythe d'Orphée à quiconque est imprégné d'un minimum de culture grecque, si, par exemple, le lien entre le vase de Pandore et l'histoire d'Urashima Tarô (voyez par exemple ici) est peut-être plus tendancieux. Mais, encore une fois, ces articles sont assez brefs, voire lapidaires, et Claude Lévi-Strauss prend bien soin de rappeler qu'il n'a rien d'un spécialiste du Japon.



Et je ne suis certes ni un anthropologue, ni un spécialiste du Japon, ni un spécialiste de la mythologie comparée. Dès lors, toutes ces remarques sont à manipuler avec précautions, et j'ai pu écrire quelques bêtises. le sentiment demeure, d'un ouvrage plutôt « léger » dans l'abondante et très sérieuse bibliographie de Claude Lévi-Strauss – un ouvrage par ailleurs d'une lecture agréable, mais assez clairement mineur. Une lecture dispensable, dès lors, si loin d'être inintéressante.
Lien : http://nebalestuncon.over-bl..
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