Citations sur Notre dernière sauvagerie (27)
Lorsque je rencontrai sur ma route urbaine, en plein hiver, nuit tombée déjà alors qu'il n'est pas si tard, le lecteur d'Alcools d'Apollinaire, penché, recueilli, semblant célébrer solitairement les cent ans d'une blessure de guerre, le titre du poème me revint soudain en mémoire, comme un éclat d'obus sur la tempe. L'"Adieu". Tout peut être relativisé, mais un mot est un passage secret. L'adieu, qui n'avait rien d'aussi dramatique ni d'aussi définitif que dans ces vers, était ce à quoi il fallait enfin se résoudre. (p. 74)
Je monte dans la rame. Les gens sont debout, ils sont assis. Ils sont vêtus, apprêtés, chargés. Ils sont opérationnels. Ils sont exploitables et conformes. Ils ont toutes les formes, toutes les teintes de l'obéissance, de l'embrigadement compréhensif, de la conscience du nécessaire. Ils sont civilisés. Ils sont intégrés. Ils sont courageux. Mais je monte dans la rame et mon regard traque, j'ai besoin d'être rassurée, mon regard traque ceux qui ont quelque chose en plus, dont la modernité marchande a fait quelque chose de moins, ceux dont les mains expressives tiennent un livre ouvert, ces rectangles de reconnaissance (...) (p. 90)
Le 12 décembre 2014, j'ai volé la première photographie. Ce ne fut pas seulement une source d'exaltation personnelle. Ce ne fut pas autre chose que l'amorce d'une résistance. (p. 18)
Les mains du lecteur sont celles d'un berceur en même temps fervent, une espèce de prieur. La photographie saisit ce que peut-être le lecteur tient dans ses mains refermées, l'une dans l'autre, exactement ce que dit le titre du livre de Zafon : l'ombre du vent. (p. 139)
La bibliothèque des éboueurs d'Ankara a une soeur en France. Je tombe sur elle par hasard et c'est mon âme soeur aussi instantanément. Elle s'appelle la Bibliothèque Fantôme et son créateur Ludovic Cantais. Ludovic est artiste, photographe et réalisateur. Il s'intéresse aux objets, à l'abandon, à la poussière, tout ce qui fait vestige, trace. Un jour, il s'est mis à recueillir les livres abandonnés dans la rue. (p. 259)
(...) et je me laisse obséder par cette formule en clair-obscur, héroïque et silencieuse, l'Armée des ombres, pour en revêtir les liseurs, nous, les veilleurs. (p. 84)
Les livres sont des objets du monde. Concrets. Odeur des livres cette antienne, ils sentent le doux ou le duvet ou le grain exactement de leur toucher, le renfermé des séjours encartonnés, les déménagements, leur grand désordre durable, leurs égarements, les hivers caverneux, humides, les feux de bois de la maison d'enfance. (p. 76)
Jour après jour, les photographies des gens qui lisent composent un journal intime, mais ce n'est pas le mien. C'est un journal intime commun.
Il est question de compagnonnage. Il est question de ne pas être seul. Il est question d'être consolé. (p. 59)
Je sais bien que le lieu de mes livres me reflète, que c'est même plus qu'un reflet, qu'il est la cartographie de ma vie et la projection dispersée de tout mon corps (...) (p. 317)
6. « À trois mille deux cent cinquante-trois kilomètres de là, les éboueurs d'Ankara, tandis qu'Erdoğan fait mettre à l'index et détruire cent quarante mille livres, rassemblent ceux qu'ils récoltent dans les poubelles et finissent par installer dans une ancienne usine, elle aussi à l'abandon, une bibliothèque de cinq mille volumes ouverte jour et nuit.
La bibliothèque des éboueurs d'Ankara a une sœur en France. Je tombe sur elle par hasard et c'est mon âme sœur aussi instantanément. Elle s'appelle la Bibliothèque Fantôme et son créateur Ludovic Cantais. Ludovic est artiste, photographe et réalisateur. Il s'intéresse aux objets, à l'abandon, à la poussière, tout ce qui fait vestige, trace. Un jour, il s'est mis à recueillir les livres abandonnés dans la rue. » (p. 259)