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Critique de Erik35


HISTOIRES DES IL(S)

Avant d'entamer cette petite chronique, un rappel d'importance. L'ouvrage présenté ici sous cet intitulé de "Histoire des îles" par les excellentes éditions Libretto en représentent en réalité deux. le premier, alors composé de six nouvelles, est généralement intitulé en français "L'île des lépreux" (The House of Pride & Other Tales of Hawaii dans son édition originale), pubié par Jack London en 1912, immédiatement à la suite du plus célèbre de ses recueil, les sublimes "Contes des mers du sud" (1911). L'ouvrage en question ne comportait que six textes, ce qui en fait un livre que l'auteur lui-même trouvait un peu court, bien qu'il fut tout de même édité en l'état. La seconde partie du présent ouvrage est un titre en revanche posthume, celui-ci paraissant un an après le décès brutal de l'américain, en 1918 donc. Il reprend, dans son édition originale, le titre d'une des plus intenses nouvelles qui y figure : "On the Makaloa mat", mais le titre retenu en français fut celui que l'on retrouve ici, c'est à dire L Histoire des îles.

Pourquoi cette précision, autrement que pour une plus juste vérité historique ? Tout simplement parce qu'en moins d'une dizaine d'années - la plus ancienne parution en revue date d'Aout 1908, pour "Le Shérif de Kona". La nouvelle qui clôt l'ensemble, qui est d'ailleurs stupéfiante et terrible, fut achevée par lui en Août 1917, seulement quelques semaines avant la fin -, Jack London avait terriblement changé. D'une période de relatif bonheur, de succès encore assez importants, l'auteur allait s'enfoncer de plus en plus dans la dépression, les dettes, l'alcool, les ennuis de santé et les drames. Peu à peu, il s'éloignerait de ce socialisme virulent mais humain et revendiqué qui parsèment, quand ce n'est pas l'objet même de ses écrits, son oeuvre au moins à plus des trois quart. Pour autant, et c'est sans doute là le génie, l'ensemble même de cet ouvrage, s'il suggère des évolutions dans la manière de penser de l'auteur, dans son approche de l'existence, ne propose-t-il pas moins un ensemble très stable, d'un point de vue stylistique pour commencer : un style toujours très rapide de lecture, efficace, direct et sans circonvolutions inutiles mais qui n'en explore pas moins toutes les facettes de l'âme humaine, de ses sentiments, de ses désirs, et capable d'une immense palette de détails dès lors qu'il s'agit de décrire un paysage grandiose, de percer à jour les intentions d'un personnage, de dresser le portrait de ses créatures. Cela, et même s'il est aujourd'hui connu que London connu de véritables moments de disette créatrice, il ne le perdit jamais, même avec les excès en tous genres. Il suffit de lire, pour s'en convaincre, l'histoire du Shérif de Kona, un représentant de l'ordre atteint de la lèpre, dont on suit l'inexorable avancée, décrite avec un sens de la véracité édifiant, mais que l'amour des siens essaie d'éloigner de la vérité ou, plus loin, "Dans la caverne des morts", étonnante et fantastique digression sur la perpétuation de l'espèce et la multitude des générations, mais dans laquelle ont peu découvrir des descriptions des îles hawaïennes à vous couper le souffle. L'autre particularité des écrits de Jack London, que l'on retrouve sans hésitation dans ses nouvelles, même les plus "commerciales" (et il ne fut pas exempt d'en rédiger), c'est qu'il ne faut jamais se contenter d'y trouver de simples historiettes décoratives, pas plus que des exercices d'écriture adressés à la lectrice bourgeoise de ces années-là. Non ! Chacune s'attache à révéler un peu de l'âme humaine, de ce qui en fait les fondements, que ce soit à la manière de ce vieil homme reconnaissant sans aucune hésitation ni repentir la supériorité, intellectuelle, morale, organisationnelle de son chef de clan, dans "Les ossements de Kahekili" ou de cet homme incapable de prendre pour épouse la femme qu'il aime tant que sa mère - une terrible mégère qui bat encore son fils de quarante années bien tassées ! - le lui interdira et donc, sera de ce monde, dans la finalement attendrissante "Les Larmes d'Ah-Kim". C'est encore "Koolau le lépreux" qui préfère vivre la misère atroce de sa maladie - la lèpre- sur les hauteurs inexpugnables de l'île qui l'a vu grandir, solitaire et traqué, plutôt que de vivre quelques ultimes jours heureux, relativement, mais sur un sol inconnu de lui ni de ses ancêtres. Nouvelle d'une grande beauté d'évocation aussi que celle inspirée par une légende maori dans "L'enfant des eaux", mais dans laquelle on peut peut-être lire la découverte de London en fin de vie que ces blancs, (les requins de l'histoire) dont il a parfois défendu la supériorité sur des airs racialistes qui font aujourd'hui froid dans le dos, sont peut-être en train de se dévorer les uns les autres, parce qu'un enfant un peu plus malin, un peu plus attentif que les autres aura su tirer parti de leurs défauts, de leur orgueil, surtout.

London n'hésite pas à prendre aussi le lecteur à contre-pied, passant ainsi de textes où l'amour est le sujet central, et développé avec autant de beauté que de finesse "Aloha Oe", même si le sentiment peut s'avérer terrible à celle qui aime sans retour total possible, comme c'est le cas dans l'émouvante et particulièrement réussie "Sur la natte makaloa", à d'autres à l'humour aussi cinglant que percutant, et même particulièrement perspicace, tel que c'est le cas dans le glacial et cynique "L'Édifice d'orgueil" ou bien plus cocasse, l'histoire de cette ancienne demi-mondaine, sachant tous les secrets, avouables mais surtout inavouables, des îliens, pauvres ou riches, laquelle est tombé dans les bras, l'âge survenant, d'un pasteur pratiquant la "renaissance" devant Jésus à condition que le futur "reborn" fasse une confession complète et... publique ! C'est ce que finira par accomplir cette vieille dame dans "Le jour où Alice vida son sac", une nouvelle vraiment drôle, au rythme digne des meilleurs romans à suspense ! London, enfin, continue à chercher qui il est, d'où il vient, lui qui n'aura appris qu'à ses vingt ans que celui qu'il prenait pour son géniteur ne l'était pas, en vérité. C'est évidemment le sens de l'Édifice d'orgueil, mais dans Chun Ah-Chun se mêle aussi l'interrogation sur sa propre postérité. Quant à deux des trois nouvelles déjà citées les plus relatives aux légendes maoris, elles entremêlent allègrement tous ces questionnements qui seront parmi les plus important chez le London vieillissant.

On pourrait passer et repasser toutes ces nouvelles à l'aune de tous les filtres possibles : sans prétendre chaque fois à la perfection, elles nous emportent chacune dans des mondes méconnus et connus tout à la fois, dans lesquelles l'homme n'est jamais ni tout à fait le meilleur ni absolument mauvais. La dernière cependant retiendra l'attention du lecteur pour plusieurs raisons : tout d'abord, bien qu'entamée lors du dernier voyage des London à Hawaï - dont on a aujourd'hui la certitude qu'ils étaient en train d'y préparer leur future installation, quittant ainsi le ranch de la vallée de la lune et tous ses terribles souvenirs des dernières années -, elle fut achevée à Glen Ellen, le dernier lieu de vie de Jack et, à l'instar de ses romans plus connus tels Martin Eden ou encore La Vallée de la Lune, celle-ci est en très grande partie autobiographique. On y retrouve un homme certes encore très sportif (là où London n'était plus que l'ombre de l'homme resplendissant qu'il avait été), mais en proie au doute, à la dépression, qui s'adonne à l'opium pour trouver le sommeil (London prenait un dérivé de la morphine), boit plus que de raison parce qu'il imagine que sa femme est tombée amoureuse d'un autre homme qu'il connait si bien que c'est même l'un de ses bons amis (on retrouve aussi un peu la thématique du triangle amoureux de son roman étonnant, La Petite Dame dans la Grande Maison qui fit un tel scandale). Rien ne laisse supposer que son épouse dans la réalité avait eu la moindre passade avec un autre homme, en revanche le couple connaissait régulièrement de graves crises, en raison tout particulièrement de l'alcoolisme de London et de ses conséquences sur son humeur. Quant à la femme de l'histoire, c'est bel et bien une Charmian magnifiée dont l'auteur nous dresse le portrait. Mais à cette idée de triangle tragique "deux hommes, une femme", va en succéder un autre, tout aussi violent, mais régénérant dans un même temps : la femme, l'homme et la mer. L'élément liquide agissant, d'une certaine manière, comme le seul révélateur possible, ce lieu de tous les contraires, à la fois beau, englobant, fascinant mais aussi indomptable, mortifère, violent. La nouvelle nous donne une solution positive à la crise que connait le couple de papier. Malheureusement, il en sera tout autrement dans la réalité et la malheureuse Charmian devra rendre les armes, quelques deux mois plus tard, devant les assauts sans cesse répétés de cet ami de longue date - ami diabolique -, de notre californien, cet ami qu'il avait immortalisé dans son autre récit autobiographique (dans le sens le plus strict du genre) : John Barleycorn, autrement dit, la dive bouteille. Ce qui fut probablement l'une des dernières nouvelles qu'il ait écrite sonne ainsi comme l'aveu d'un homme qui cherche encore une ultime respiration hors de l'eau, parce que cette crampe qui se saisit de son corps, qu'il a d'abord surjouée afin d'obtenir une confession de sa belle, est sur le point de l'emporter réellement par le fond (une aventure similaire lui arriva véritablement quelques mois plus tôt). Doit-on y voir la confession d'un homme physiquement à bout mais qui lance sa plus décisive bouée de sauvetage, et le plus poignant est que sur le papier comme dans sa vie, c'est vers la femme, sa femme, tant aimée, qu'il regarde, qu'il espère une espèce de rédemption. Poignant, humain et redoutable, comme ces Histoires des îles, comme les histoires de tous les Ils (ou Elles...) que London créa pour notre plus intense bonheur. Une impressionnante leçon de ce maître immortel, à la trajectoire folle, fulgurante, indomptable, flamboyante.

Un Homme.
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