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Critique de Erik35


UN CHEF D'OeUVRE DE DÉSABUSEMENT.

Radieuse Aurore... Soyons honnête : nous ne savions presque rien de ce roman, long texte - plus ou moins aussi long que Martin Eden auquel il succède d'une année -, l'avant dernier traitant de ses thèmes de prédilection liés le grand nord canadien : le froid saisissant, le silence blanc, des hommes rudes mais solidaires, leur humour viril mais sans malice, la soif de l'or et sa quête, le goût du jeu de la vie, l'expérience de la mort, la vérité et le mensonge, la dignité des femmes, même les plus apparemment légères, leur force d'amour, la fidélité rude des chiens de traîneau et leur incroyable vaillance. L'Amour de la vie, encore et toujours, ainsi que le clame haut et fort l'un des recueils de nouvelles, le premier traduit dans notre langue, qu'il a déjà publié... Tout cela, et d'autres thèmes, la première partie de ce texte surprenant et irrésistible en est riche. Or, là ne réside pas l'originalité de Radieuse Aurore qui fut alors demeuré un texte certainement fort agréable, parmi d'autres, dans l'oeuvre si étonnante de Jack London mais guère plus. Son originalité tient toute entière dans la délocalisation de son personnage principal, dans sa migration, au sens propre du terme, des rives glacées du Yukon vers les côtes a priori hospitalières de l'Océan Pacifique aux alentours de ce San Francisco que l'auteur connaissait si bien. Nous sommes en 1910 et, il faut bien l'avouer, les plus grands chef-d'oeuvres de Jack ont, semble-t-il, déjà été créés...

... Mais reprenons depuis le début. Et ce commencement-là, c'est bel et bien dans ce froid sibérien - du moins, manière de parler - qu'il se déroule. Nous sommes peu de temps avant la véritable ruée vers l'or - qui
débutera en 1897 -, au Tivoli, le saloon- salle de jeu - salon de danse, lieu Ô! combien attractif de Circle City et des environs où, il faut bien l'admettre, il n'y a guère d'autre lieu où s'amuser et de dépenser sa poudre d'or durement gagnée. Ce soit-là, pourtant, et malgré le mauvais temps interdisant tout vrai travail, on s'ennuie ferme. Vraiment ferme. Jusqu'à ce qu'une véritable tempête entre, ébouriffée, ébouriffante dans ce haut lieu du vice et de la rigolade. Cette tempête à un nom, d'ailleurs d'autant peu utilisé par ses compagnons que la plupart ne l'on jamais entendu : Elam Harnish, mais surtout, ce vent de douce folie, ce monstre d'énergie et de bonne humeur, cet ours débonnaire à un surnom, et quel : Radieuse Aurore (Burning Daylight en anglais) ! Tout un programme. Et le lecteur de se trouver embarqué par ce pur maelström de vie, de joie, de bonne humeur, de force sans volonté de puissance, sans malice ni vice. C'est à peine s'il boit, se méfiant des méfaits de l'alcool ; c'est à peine s'il s'inquiète de gagner ou de perdre aux jeux d'argent : il en a trop vu y laisser leur santé d'avoir seulement voulu gagner, mais perdre autant comme autant ; plus encore, s'il plait aux dames, qu'il veut bien une nuit d'effusion ici ou là, il les craint comme la peste, bien qu'il demeure à jamais le plus galant des hommes, et le obligeant, le plus délicat et le plus attentionné lorsqu'il se retrouve à danser avec l'une de ces dames. Mais il refuse de se laisser prendre à la terrible loterie de l'amour : il en a vu tant d'autres y abandonner leur chemise, leurs rêves, parfois même leur peau. Mais à part cela, il vit, le bougre, et pas qu'un peu ! Et plus encore en cette soirée où il faite ses trente ans, alors ce soir là, c'est SA soirée, dut-il abandonner tout ce qu'il avait gagné à la sueur de son front au cours d'une partie de poker complètement folle ! Tout perdre sur des cartes incroyables, tout perdre, mais vivre, bon dieu oui ! Vivre ! Et repartir dès le lendemain à l'aventure, dans une course insensée et folle après le temps, après la glace, après un pari, parce que la vie est un immense tapis de jeu, et que le courrier n'attend pas, n'attendra pas deux mois, juré, craché, cochon qui s'en dédie !

C'est sur un rythme fou que Jack London nous entraîne à la suite de son Radieuse Aurore, du sud au nord de cette terrible région du nord Canada, c'est sur le même rythme que nous voyons notre héros s'enrichir, pas sur un coup de tête, non, surtout pas, mais dans un jeu à qui tente gagne. Et pour gagner, ça, il va gagner : des dizaines de millions de dollars ! Et sans s'user la santé à remuer la moindre battée, sans creuser la moindre mine, sans avoir à plonger les cuisses dans la bouillasse, non ! C'est parce qu'il est malin, et qu'il a plusieurs réflexions d'avances que Radieuse Aurore va s'enrichir incroyablement. Il va littéralement sentir la ruée vers l'or prochaine, acheter tous les terrains possibles dans les endroits propices à la construction du futur lieux d'accueil de ces centaines de milliers de prospecteurs qui ne vont pas manquer d'arriver à partir de la fameuse années 1897. Et revendre, revendre encore toutes ces terres patiemment collectées, faire la culbute, comme on le dit. Puis, lorsqu'il aura estimé avoir fait le tour, lorsqu'il sentira, de la même manière, la fin de la manne, il prendra ses cliques et ses claques, mais en fanfare, sinon ce ne serait plus Radieuse Aurore, et partir vers l'inconnu, vers ce pays totalement sauvage pour lui : le Sud-Ouest américain.

Jack London ne nous a laissé aucun répit jusqu'à cette cent trente-huitième page fatidique (NB : dans la version de poche des éditions libretto). C'est pourtant l'avant dernière fois où il nous fera rêver de forêts de pin, de fleuves gelés, de dégel et de bruits furieux de débâcle, de trappeurs futés ou de mineurs malingres, d'hommes et de femmes aussi proche de leur nature sauvage profonde que de l'enrobage de civilisation qu'ils ont reçus, à des degrés divers, dans leur enfance. Une sorte de peuplade primitive, à leur manière, bien plus proche des indiens qu'ils côtoient, parfois pour le pire, parfois pour le meilleur, souvent comme deux "races" qui s'acceptent, s'apprécient diversement, sans trop chercher à se mélanger, sauf pour les femmes, bien plus proche, donc, que tous ces messieurs des villes dont ils ne sont, au bout de quelque temps, qu'un vague souvenir. A les regarder vivre, à les voir se débarrasser des surplus de civilisation, on irait jusqu'à penser que tous ces êtres-là ont pratiqué une manière de retour à ce bon sauvage tant décrit par nos philosophes des lumières, Jean-Jacques Rousseau en tête. A bien y regarder, oui, ils ont un peu de cela dans les veines, dans les tripes, ces hommes bourrus mais francs. L'ultime retour de London dans ces parages septentrionaux, ce sera pour une énorme, hilarante et décapante farce intitulée Smoke Bellew... Mais nous n'en sommes pas encore à cette étape : la seconde, dernière, et déséquilibrée partie de l'ouvrage s'ouvre sur l'arrivée de notre homme d'affaire rugueux à San Francisco. Rien, absolument rien ne pourra plus être comme avant. Ni dans l'existence de papier de Radieuse Aurore, ni dans l'oeuvre de Jack l'aventurier...

Vous vous souvenez que notre homme était plutôt bel homme, attirant, jovial, généreux avec ses semblables. Nous aurions pu aussi préciser qu'il était d'une force peu commune, d'une musculature toute en finesse et en puissance, d'un caractère souple et chaleureux, facilement prompt au rire, aux défis fous, à la franche camaraderie, d'une honnêteté irréprochable et d'un sens de l'honneur digne de celui accordé au siècle précédent aux aristocrates français. Nous avons omis de préciser que peu s'en est fallu qu'il meure et que son goût pour la vie s'en est encore trouvé accru. Bourru, aussi, mal dégrossi par de nombreux aspects, parlant un anglais très approximatif et gouailleur, peu enclin à faire des ronds de jambe tant cela lui semblait superflu et risible, mais voyant chez autrui sinon son semblable, du moins un être digne d'être respecté, pourvu qu'il ne fut ni truand, ni voyou, ni menteur, ni tueur. Hélas... A peine en plein coeur de la ville, de la civilisation dans ce qu'elle a, admet-on, de plus avancé, notre Radieuse Aurore va déchanter. Lui qui songeait seulement jouer avec son argent comme il l'a toujours fait, c'est à dire sans se prendre la tête mais en respectant les règles non-écrites communément admises dans le grand nord, il va très vite se rendre compte qu'il n'en est rien quelques milliers de milles plus au Sud. Et déchanter. Et s'adapter, très vite et contre toute attente. Il va ainsi comprendre qu'il est entouré d'une bande de requins, de profiteurs, d'arnaqueurs de vol plus ou moins élevé, d'agioteurs, de truqueurs, de voyous inaccessibles car protégés par des lois qu'ils ont contribué à faire voter, par leurs propres campagnes de presse, par leurs dessous de table auprès de politiciens véreux. Il va comprendre à une vitesse incroyable - et après s'est fait avoir, d'abord, par du menu fretin puis par trois spéculateurs sans âme ni honneur, véritables brigands officiels et juridiquement inattaquables - que s'il veut non seulement survivre dans ce monde de pirates de la finance mais même développer ses investissement, s'enrichir et surtout, avant toute autre chose, continuer à jouer, mais cette fois avec des sommes colossales, il lui faudra adopter les mêmes ruses, devenir inflexible, cacher ses sentiments, s'avérer un être froid et sans morale (sans devenir pour autant immoral), profiter de la moindre faiblesse adverse, rendre coup pour coup et même, si possible, mettre à terre, définitivement, celui qui aura eu l'idée saugrenue de s'en prendre frontalement à lui, de le trahir, de jouer double jeu. Avec ces derniers, ils sera sans pitié, dut-il y risquer sa propre ruine !

Peu à peu, Radieuse Aurore va ainsi oublier totalement qui il fut. Il va s'empâter, devenir triste et totalement solitaire, fuir la compagnie des hommes, sauf lorsqu'ils sont indispensables à la progression ses affaires. Lui qui ne buvait pas - ou si peu, et uniquement dans des circonstances joyeuses, amicales - il va lentement mais surement s'avancer vers les rivages nauséeux d'un alcoolisme nocturne et solitaire, trouvant dans les mauvaises vapeurs de la boisson un dérivatif au mal être qui l'étreint de plus en plus, sans jamais parvenir à percevoir qu'il est en train de crever de tous ces excès, de tous ces reniements. On ne peut pas, bien évidemment, s'empêcher de songer aux confidences que l'auteur lui-même fera, quelques années plus tard, dans son "autobiographie d'un alcoolique", tel qu'il surnommait son livre confession, le terrible "John Barleycorn", dans lequel il en appelait même à la prohibition comme seul moyen de lutte contre cet infernal vice... Lentement, il va oublier tout ce qui faisait de lui un brave homme tout autant qu'un homme brave. Justifiant ses affaires toujours plus monstrueuses, il se justifie sans vergogne en ce qu'il veut «voler les voleurs», les arnaqueurs, les prévaricateurs, les agioteurs. Il se voile royalement la face en estimant que ses affaires n'attaquent que les supposés forts, ceux qui engraissent sur le dos des faibles, ceux qui doublent, triplent la mise en faisant trimer les castes inférieures à leur place. Lui qui était toute bonté, générosité, optimisme, refuse de voir que sa manière de faire des affaires contribue à appauvrir ceux qui n'ont déjà que le minimum, même si c'est de manière indirecte. Sa vision du monde est qu'il est mauvais. Et il sombre pas à pas dans cette idée funeste. le lecteur attentif à l'oeuvre du californien songe dès lors, à la lecture effrayante de ces pages mortifères, que le destin de cet homme ne peut être, à brève échéance, que celui connu par Martin Eden, même si c'est pour des motifs autrement divers. Pages terribles aussi, parce que London donne à découvrir un monde infect, putride, malsain du capitalisme dans ce qu'il a de plus destructeur, de plus vain, de plus amoral ; on pénètre, tout à la fois fasciné et ulcéré, ce monde de manoeuvres, de stratégies, de magouilles, de tractations infinies et byzantines que les dévots du Veau d'Or pratiquent au quotidien, et presque comme si tout cela était juste et bon, tandis qu'il s'agit rien moins que d'engraisser éhontément sur le dos de la bête.

Mais Jack London se refuse encore à écrire un roman qui serait intégralement noir et désespéré - ce roman à venir existe, mais il ne paraîtra qu'en 1914. Il est terrible et méphitique à divers degrés. Ce sont les futurs "Mutinés de l'Elseneur". -. On sent aussi que Jack est trop proche de son Elam, qu'il a encore trop de ressources, de rêves, d'idéaux pour le laisser tomber de cette manière sordide. Un Martin Eden suffit ! Alors, c'est l'auteur émouvant de "L'Amour et rien d'autre", ce troublant roman épistolaire à quatre mains, qui resurgit. London se remémore cette idée phare (et trop souvent oubliée de ses biographes ou de ses lecteurs), qu'il couchera sur le papier de manière tellement éclatante dans l'autre de ses chef-d'oeuvres par trop méconnu, le Vagabond des étoiles, à savoir que «l'histoire d'un homme, c'est l'histoire de l'amour de la femme» ! Ainsi, c'est une femme qui va sauver Radieuse Aurore de lui-même et du nihilisme existentiel dans lequel il se regarde sombrer sans rien pouvoir y faire. C'est une femme, et quelle !, qui va faire prendre conscience à Radieuse Aurore à quel point point il se fourvoie, à quel point il est devenu aussi mauvais, si ce n'est plus (par son aveuglement frelaté), que ces adversaires qu'il déteste et qu'il plume sans remord ni regret. Elle va le ramener à des choses plus simples, saines, viriles. Elle va lui ouvrir les yeux, aussi, sur ce que peut être réellement une femme, ce qu'elle veut ou refuse, ce qu'elle aime ou déteste. Par sa droiture, Dede Mason - c'est son nom -, par son courage aussi, son indéfectible fidélité, son goût pour la vie, mais une vie vraie, pas une existence entravée par des obligations malfaisantes, néfastes, encombrantes, Dede va remettre notre garçon bourru et perdu sur les rails justes de la destinée. Cela ne sera pas sans mal. Ce sera même à deux encablures d'un échec retentissant, Radieuse Aurore ne comprenant d'abord pas pourquoi sa fortune colossale et son goût inépuisable pour les "affaires" ôte à Dede toute envie de céder sa propre liberté contre l'esclavage des apparences et le risque d'avoir comme maîtresse dévorante ce fameux "business".

«Ce que femme veut, Dieu le veut !» prétend le dicton. C'est, assez justement ce qu'il va advenir de la volonté infatigable mais humble et modeste de cette femme - un des plus magnifiques portraits de femme que compte l'oeuvre de London. Un des plus beaux de toute la littérature, à n'en point douter -, d'une femme résolument moderne, même encore aujourd'hui, par bien des aspects, d'une femme bien qu'éminemment amoureuse, refuse d'abandonner sa simple existence de secrétaire -simple mais autonome et libre - pour le servage de l'argent. Il est fort probable que Jack London pensait à sa seconde épouse Charmian en dressant les traits de Dede, mais il n'empêche que sans ce personnage clé de la seconde moitié de ce roman, ce dernier se fût dérobé à l'humanité sincère et profonde que l'auteur souhaitait exprimer et il se serait enfermé dans une redite épouvantable, le suicide, qui fait pourtant de Martin Eden un texte majeur de la littérature mondiale.

Fort heureusement, il n'en est rien ici et cette femme, ainsi que le souvenir de quelques rencontres fortuites dont nous vous passons le détail ici, va faire prendre conscience à notre héros en perdition de la valeur profonde des choses vraies, de celles que l'on bâti de ses propres mains, pour lesquelles on prend le temps d'économiser - et son temps, et son or -. Tant pis si, dans la première partie de son destin, il a proclamé que la vie n'était qu'un jeu de dupes dont il fallait être le maître, Radieuse Aurore va reprendre goût à cette nature sauvage et généreuse, pour peu qu'on y mettre les mains - qu'il a tant dénié dans l'isolement crasse de la vie citadine. C'est ainsi qu'après avoir organisé sa propre faillite financière pour l'amour de sa belle - sans léser aucun de ses anciens partenaires -, il va revivre les joies d'une vie simple, pastorale, frugale, immédiate et saine dans un petit ranch acheté quelques temps plus tôt, mis au nom de sa jeune épouse et, confirmant d'une certaine manière les ultimes mots du Candide de M. de Voltaire, lui et sa fière bien-aimée apprivoisée vont tranquillement cultiver leur jardin. Max Gallo, préfacier de l'édition Phébus/Libretto de ce texte bouleversant en donne d'ailleurs une conclusion toute biblique, faisant incidemment de ce couple sauvé de tout enfer par la femme, une manière de Jardin d'Eden recueillant ces nouveaux Adam et Ève. L'interprétation en est sans doute un peu excessive mais, à y bien regarder, s'avère d'une intelligence fine.

[NB : Suite et fin dans la partie "commentaire".]
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