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Critique de Slava


Slava
29 novembre 2020
A la fin du XIXeme siécle, Pierre Louys jeune auteur français d'une vingtaine d'année publie un curieux ouvraege qui fait sensation : un recueil de poésie de la Grèce antique composée par une mystérieuse Bilitis, poétesse contemporaine de la légendaire Sappho, dont l'archéologue allemand M. G. Heim aurait récemment retrouvé les fragments dans un tombeau. le succès est imminent, les critiques sont conquis tout comme les chercheurs et savants de l'Antiquité ravis de la redécouverte d'une nouvelle voix du passé refaire surface au présent... l'histoire était trop belle pour être vrai car effectivement Bilitis n'a jamais existé. Eh oui, ce farceur de Pierre Louys a inventé le personnage et ses écrits qui en sont d'autres que sa propre main ! Ce canular est réussi puisqu'il faudra attendre longtemps avant qu'on ne met à jour la supercherie mais entre-temps l'auteur devient célèbre et se paye avec moquerie de la tête de ses contemporains qui sont tombés dans le piège. D'ailleurs les germanistes vont me remarquer que même le nom du l'archéologue convoqué trahisse toute la machinerie puisque Geheim veut dire en allemand secret... Quand bien même qu'aujourd'hui on est au courant de la fausseté, le recueil vaut toujours le détour pour sa qualité littéraire tout comme l'érudition qui y transpire dans les vers.
En effet, aussi fictif que soit la vie de Bilitis, cette jeune fille de Pamphylie (la Turquie moderne) qui quitte son village et son quotidien de paysanne bucolique pour y mener une vie insouciante à Lesbos avant de terminer en riche courtisane à Chypre, ses vers sont d'une poésie riche, délicate et merveilleuse et qui imitent à merveille tout en lui rendant hommage aux poètes de la Grèce Antique comme Méléagre (traduit d'ailleurs par monsieur Louys durant la même période que la supercherie), Archiloque, Rufin, et bien d'autres... et évidemment surtout à la plus éminente d'entre tous, la belle Sappho dont l'esprit y imprègne le recueil, Sappho qui apparait d'ailleurs dans le poème 'Psappha" ou Bilitis se réveille après avoir partagé sa couche...
Car l'amour est le thème majeur du roman. L'amour entre les hommes et les femmes bien sûr, qu'il soit sincère, violent, passionnel ou simplement monnayé, mais surtout l'amour entre femmes que ce soit sa romance éperdue avec Mnasidika dont elle consacre une dizaine de poèmes ou les soirées qu'elle passe avec ses consoeurs quand elle ne dort pas avec un client dans sa vie d'hétaire, les sentiments lesbiens, la tendresse d'une caresse de l'amante généreuse, tout cela est exprimé d'un érotisme sensuel mais jamais explicite et parfois discret. Bien entendu, c'est sous la plume d'un homme avec les fantasmes émoustillants de son époque (le XIXeme siécle était fascinée par le saphisme suite à la redécouverte des poèmes de notre poétesse de Lesbos, qu'on pense déjà aux versets des Fleurs du mal consacré aux femmes lesbiennes par Baudelaire qui lui valut des soucis) mais il évite la crudité et la vulgarité et loin de traiter cela comme une déviance (bien qu'il la place sous l'argument du " c'était une autre époque" pour laisser ses penchants fantasmatiques ouverts...) il en exprime avec splendeur et douceur.
Cependant, le recueil est avant tout un hommage à l'anthologie grecque, une anthologie des poèmes antiques allant du VIeme siécle avant notre ère jusqu'à la fin de l'empire romain, dont Louys était un fin connaisseur et amateur et qu'il imite avec brio : par les rondes de Pamphylie "Les danses au clair de lune", les activités pastoraux des villageoises "Chant Pastoral", la vénération aux esprits de la nature "Les Fleurs" et les badineries de bergers et autres joueurs agrestes de flûte "La Flute de Pan", c'est les bucoliques de Théocrite qui est reproduit dans sa délicatesse : par les danseuses de Mytilène " La danse de Glottis et Kysé" , la séduction de Mnasidika "Les Trois Beautés de Mnasidika" ainsi que les ballades sur la blanche plage "Promenade au bord de la mer" c'est la solennité quoique légère par moment des élégies de Callimaque : et par les plaisirs de Chypre " le Triomphe de Bilitis" couplé de la mélancolie de la courtisane face aux amours perdus" le Souvenir de Mnasidika" c'est les épigrammes enjouées d'Anacréon qui sont ressuscités. Les sentiments de la Grèce Antique, sa piété aux forces de la nature, ses joies et peines amoureuses, la truculence des rencontres entre clients et prostituées ou ces dernières se moquent d'eux, tout nous est restitué dans la prose poétique de l'imaginaire et fantasque Bilitis. Certains poèmes peuvent parfois choquer comme "La Petite Marchande de rose" ou une petite fille vend son corps à des garçons ou "Le Sommeil interrompu" et "La Violence" qui est sur un viol mais la majorité des poèmes ne sont pas scandaleux et immoraux et témoignent de la vision de l'amour et de la sensualité par les anciens qui est loin d'être archaïque et qu'on partage encore . On frémit, on pleure et on sourit avec Bilitis, on se lamente avec elle lors de ses chagrins et de son constat sur son corps qui dépérit, on exulte avec elle sur le triomphe de ses charmes et le bonheur avec Mnasidika, on prie avec elle quand elle est fait acte de piété à Astarté ou à Aphrodite, elle n'a jamais existé certes mais quand on lit ces vers elle le devient avec nous le temps de la lecture et on la quitte avec regret lorsqu'elle est au tombeau.
Car j'aurais aimé qu'il y ait plus de poèmes sur elle, enfin écrit par Bilitis. Il y a certes l'existence des chansons secrètes de Bilitis que Louys ne publia que longtemps après car elles appuient davantage sur le coté érotique que le recueil mais ce sont des nouvelles versions de poèmes existants. Je peux dire aussi que je regrette notamment qu'on explore guère le coté maternel de Bilitis, qui n'es dédié qu'à un ou deux poèmes, quand on sait qu'elle mène une vie riche, on aurait bien aimé voir plus sur les sentiments maternels.
C'est une très belle découverte littéraire d'un auteur réputé pour décrire avec brio la sensualité dans toute sa grâce et un joli pastiche qui honore la poésie antique à lire auprès d'un soleil couchant à lire. Puissiez-vous vivre les bonheurs et malheurs de Bilitis et ainsi ressentir un instant l'âme d'une civilisation.
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