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Critique de Musa_aka_Cthulie


La Mort de Tintagiles, pièce de 1894, a failli s'intituler La Reine invisible, ce qui vous donne déjà une bonne indication sur la direction qu'elle prend. Un second indice, c'est le sous-titre, ou autre titre potentiel (je n'ai pas bien saisi ce qu'il en était), que Maeterlinck avait utilisé dans ses notes et sa correspondance : l'expression "qui règne en nous-même". On a donc affaire à une pièce qui joue avec une allégorie, et qui se trouve être la dernière du recueil Trois petits drames pour marionnettes. Juste un mot sur la question des marionnettes, que Maeterlinck avait abordé dans un essai : il ne s'agit pas ici d'une pièce écrite pour des marionnettes, je l'avais déjà précisé dans ma critique d'Intérieur, mais d'une volonté de modeler le jeu des acteurs afin qu'ils ne donnent pas dans la psychologie et qu'ils se vident de tout affect personnel. Bref, on est dans l'anti Actor's Studio, le but étant de ne pas donner de consistance psychologique aux personnages et aux situations, mais bien de mettre le paquet sur le symbolisme.


Une spécificité cependant pour La Mort de Tintagiles : je dis souvent qu'il ne se passe rien dans les pièces de Maeterlinck - et c'est pas pour ça que c'est pas intéressant, au contraire. Or, il existe une forme d'action dans cette pièce-ci, d'autant plus préhensible qu'elle est condensée en un temps relativement court. Cela dit, le contexte en est particulièrement flou. Un enfant, Tintagiles, vient de débarquer sur une île et y retrouve ses soeurs, les princesses Ygraine et Bellangère. On ne sait rien de l'île, rien du lieu d'où vient Tintagiles. Juste qu'un "château malade" médiéval (image qui revient régulièrement dans le premier théâtre de l'auteur) y est encaissé au fond d'une vallée, dominé par une tour énorme qui assombrit le château et même l'île. Dans cette tour vit la reine, qu'on ne voit jamais, qu'on ne verra jamais, qu'aucun personnage n'a vu sortir depuis longtemps, mais qui est décrite comme une femme monstrueuse aux pouvoirs immenses et occultes, qui grossit davantage chaque jour et dévore tout le monde peu à peu. Mais seules des rumeurs parviennent sur elle, on ne voit que rarement ses trois servantes voilées de noir - cousines des angoissantes béguines de la Princesse Maleine et des Trois Parques -, et elle semble faire régner sur le château où vivent Ygraine et Bellangère une force invisible, tout comme elle, mais extrêmement sensible et terrifiante. Cette reine invisible tient à la fois des figures du conte de fées et de la légende arthurienne, d'où les noms empruntés au roman du Moyen-âge La morte d'Arthur : l'ogresse, la marâtre (bien qu'on ne connaisse pas du tout ses liens de parenté avec Ygraine, Bellangère et Tintagiles), la souveraine et magicienne toute-puissante. Tout le drame se concentre sur le combat des deux soeurs et de leur vieux compagnon Aglovale pour tenir Tintagiles éloigné de la reine qui a fait venir l'enfant sur l'île, sur leur lutte acharnée pour qu'il ne leur soit pas enlevé.


Alors donc, oui, encore une allégorie de la mort, mais sous une nouvelle forme. Si le décor du château maléfique et malade est un motif récurrent chez Maeterlinck, la mort, elle, n'est pas habituellement incarnée de façon aussi forte par un personnage, tout absent qu'il soit. On peut considérer que La Princesse Maleine posait les prémices de cette personnification, ou encore que le personnage dont on sentait la présence à la fin des Aveugles relevait du même procédé - mais ce personnage des Aveugles existe-t-il vraiment dans le monde visible ? Rien n'est moins sûr, et ce serait même plutôt l'inverse. Dans La Mort de Tintagiles, la reine est invisible, elle n'appartient pas tout à fait au même monde qu'Ygraine, Bellangère, Tintagiles et Aglovale ; et pourtant, Ygraine dit bien s'être agenouillée devant elle et l'avoir suppliée maintes fois. le fait d'avoir utilisé l'image d'une femme monstrueuse physiquement permet de faire peser sur le lecteur ou le spectateur une angoisse plus concrète que d'habitude. C'est toujours la mort insidieuse, rampante, mais d'une puissance autrement terrifiante, parce que davantage tangible. On ne peut pas l'ignorer, l'éluder, et une porte se dressera devant Ygraine, infranchissable, symbole du passage de Tintagiles du côté de la mort. Ygraine est d'ailleurs le seul personnage du premier théâtre de Maeterlinck qui lutte sans cesse, désespérément mais avec une opiniâtreté et une rage dont elle usera encore à la toute fin de la pièce, en crachant sur la porte.


Autre trait notable dans cette pièce : l'utilisation du langage. Pour le coup, ce n'est pas une nouveauté, mais les phrases interrompues, la fonction magique qu'Ygraine lui accorde - le fait seul d'avoir mentionné l'idée d'être un jour heureuse aurait apporté la malédiction sur son entourage, selon elle -, les non-dits qui pullulent, les forces inconnues dont on ressent la présence mais qu'on ne peut pas nommer, tout cela a atteint dans La Mort de Tintagiles un niveau de maîtrise et de finesse qui dépasse ce que Maeterlinck tentait déjà dans Maleine.


Une pièce, donc, à l'atmosphère pas plus mortifère que les autres, mais certainement à l'aspect plus concret, tangible, je dirais même charnel, de par la figure de cette reine qu'on craint de voir apparaître à tout moment, et dont on sait sans équivoque qu'elle viendra accomplir sa mission, inéluctablement. Pour ceux qui n'aimeraient pas une pièce comme Intérieur, il est possible qu'ils soient davantage sensibles à cet aspect de la Mort de Tintagiles.

Lien : https://musardises-en-depit-..
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