Un Européen dans la jungle, c'est encombrant, c'est trop grand, ça ne sait pas bouger, ça ne sait rien faire, donc, c'est dangereux.
Plus que le lointain, peut-être est-ce l’inconnu que nous ne désirons plus.
Faire un territoire, c’est y pénétrer, l’habiter. Et marcher, c’est la meilleure manière de tisser des liens de familiarité avec l’endroit où nous nous trouvons.
Nous sommes une espèce nomade. Nos racines sédentaires (une poignée de milliers d’années) sont ridiculement courtes par rapport à notre histoire ambulante (des centaines de milliers d’années). Ce n’est pas un hasard si vous avez mal au dos devant votre ordinateur : vous êtes conçus pour marcher.
Les aficionados de la randonnée périurbaine se définissent comme des « chasseurs de lieux ». Leur hobby ? Arpenter sans relâche ces espaces mal définis qui entourent les centres-ville, composés de friches, d’usines désaffectées, de bosquets, de zones industrielles ou commerciales, de plans d’eau, parcourus par des bretelles d’autoroutes ou des voies ferrées, afin d’aller y chercher une forme de dépaysement. Les vastes étendues de nature préservée sont, certes, magnifiques mais de plus en plus rares à la surface de la terre, et jamais très loin de la carte postale. Quant aux
vieux centres historiques, ils sont propices au déchaînement de l’instinct de propriété : chaque mètre carré habitable y a fait l’objet de longues tractations, les bâtiments ont des fonctions clairement établies, les monuments sont classés, et ce quadrillage serré bloque presque la possibilité de l’aventure. C’est pourquoi celle-ci serait à chercher dans la zone intermédiaire entre ville et campagne.
Dès la fin du XIXe siècle, les architectes et les urbanistes se mettent au
défi de définir la distance harmonieuse entre les individus. L’enjeu est de taille : ils entendent planifier la construction rationnelle et fonctionnelle des bureaux, des usines, des bâtiments publics et des logements. Mais cette « bonne mesure » est inqualifiable, car elle n’est pas métrique. Elle est au contraire fondamentalement relative et dynamique, dépendante d’une appréhension subjective. Proche et lointain se définissent l’un par rapport à l’autre, ils dessinent une frontière flottante départageant un territoire. Et ce territoire, c’est celui de l’expérience vécue, partagée avec les autres.