On est enceintes, pas handicapées.
A quoi le monde ressemble-t-il ? Est-ce que tu vas le reconnaitre ? Est-il gris? Les autres sont-ils devenus fous eux aussi ? Les fleurs, les roseaux, le ciel ? Le monde entier a-t-il perdu la raison ? Se bat-il contre lui-même ? La Terre rejette-t-elle ses propres océans ? Le vent souffle à ces oreilles. Aurait-il vu quelque chose ? Est-il fou, lui aussi ?
"Je crois que tu vas être une mère merveilleuse. Que tu vas si bien élevé cet enfant que ça n'aura aucune importance si le monde continue de la sorte"
Quatre années peuvent facilement devenir huit, elle le sait. Et huit devenir douze. Et les enfants, alors, seront des adultes. Des adultes qui n’auront jamais vu le ciel. Jamais mis le nez à la fenêtre. Douze ans à vivre comme des veaux, quel effet cela aurait-il sur leur développement? Y a-t-il un moment, s’interroge Malorie, où les nuages dans le ciel se dépouillent de toute réalité, où l’unique chose existante devient le tissu noir de leur bandeau?
Les enfants, elle le savait ne ressentiraient aucun manque dans le nouveau monde s'ils n'en voyaient jamais rien.
Jusqu’à quelle distance quelqu’un peut-il entendre ?
Il faut que les enfants entendent dans les arbres, dans le vent, dans les rives qui mènent à un monde rempli de créatures vivantes. La rivière est un amphithéâtre, s’avise Malorie, les mains sur les rames.
C’est également une tombe.
Il faut que les enfants écoutent.
Face à la rivière qui reprend vie autour d'elle, elle s'imagine le pire. Tout comme des années plus tôt, avant la naissance des enfants, quand l'inertie de la porte d'entrée lui rappelait la démence qui l'attendait dehors, qu'il y ait ou non des êtres chers s'y trouvant.
C'est la Terre tout entière qui est devenue une prison, tout aussi confinée que les oiseaux dans leur cage dehors.
"Es-tu une bonne mère ? se demande-t-elle une fois encore, en tendant vers elle un deuxième sac de nourriture.
Comment peut-elle attendre de ses enfants qu’ils aient envie de toucher les étoiles s’ils ne peuvent même pas lever la tête pour les admirer ?"
page 101
"Qu'est-ce qui arriverait à un homme déjà fou s'il venait à voir des créatures dehors, à votre avis? Vous pensez qu'il serait imperméable à leur influence, déjà cinglé qu'il serait ? Ou que sa folie atteindrait un nouveau niveau de démence? Les malades mentaux finiront peut-être par hériter de ce nouveau monde, incapables qu'ils sont de perdre encore un peu plus la raison. Pas plus que vous, je ne saurais le dire."