Elle ressort de la droguerie et saute d’un stand à l’autre. Wozniak lui colle au train, couvert par quelques figurants intercalés, il fait la queue derrière elle, s’adonnant à des emplettes de circonstance. Une seconde, il est si près qu’il la frôle. Puis il la perd, coincé dans la foule qui s’agglutine au seuil d’une ruelle en surplomb du ruisseau. Il retrouve l’esplanade, cherche son vélo, en vain. Un tour de place ne lui permet pas d’élucider cette énigme. On lui a piqué son vélo. Rien à faire, il ne va pas porter plainte. Il n’a plus qu’à rentrer à pieds, dégoûté, avec ses provisions qui lui lacèrent les phalanges. Il regagne son blockhaus en regardant la rivière le long de la route. Au fond çà le réconforte d’exercer sa rancune contre X, d’être dans la peau de la victime pour changer. Jusqu’à ce que le passage d’une voiture de gendarmerie lui rappelle qu’il est un fugitif.
Souvent il cherche l'élément déclencheur, le détonateur posé sur le sac de poudre. Cette histoire de chaussures à soixante sacs, ce n'est jamais qu'un symptôme. Une telle dépense, à ce point futile et insensée, c'était fouler aux pieds tout ce qu'il est. En un sens c'est vrai qu'il s'est barré pour ça.
Il repense à une scène, un jour il a vu un camion de déménagement renversé sur l'autoroute. La sueur froide qu'il a éprouvé de voir tout ce qu'on peut entasser avec les années, répandu sur le bitume... Ce n'est pas parti de là, mais un signe annonciateur, pourquoi pas.
L'horizon est une corde à linge sur laquelle les arbres commencent à sécher
Quand on a suffisamment de fric pour se payer une bonne, ça signifie qu'on en gagne trop.
« – Qu’est-ce que t’as fait ? T’es un gangster, t’as braqué une banque ? T’es un truand ? T’as tué quelqu’un ?
Non de la tête.
–Pire que ça. T’imagines même pas. »
« En réalité, il a cru pouvoir changer de direction in extremis. Il lui restait trop longtemps à vivre pour considérer que tout était foutu et ne pas tenter le pari de renaitre. Il subsistait une fenêtre de tir, une porte dérobée par laquelle se faufiler. Et même si on se trompe, même si c’est désespéré, au moins saisir l’opportunité. Alors il s’est mis à creuser des galeries avec l’idée d’un bon de sortie. Il s’est mis à consulter les horaires de trains. »
Aucun homme n'est celui pour lequel il se prend.
Je me sens plus heureuse aujourd'hui qu'à vingt-cinq ou trente ans, plus solide et sereine. Je sais ce que je veux et plus seulement ce que je veux pas. Ce n'est pas vain de vieillir.
En fait, je ne sais rien de toi. D'où tu viens. Je sais même si t'es marié, si t'as des marmots. Il y a du brouillard autour de toi. On dirait que t'as pris le maquis. page 52
Le soir finissait par le libérer, sonné d'avoir survécu une journée de plus. Il se croyait dans une cage, un clapier dont la porte n'est pas fermée mais dont on n'ose pas détaler. Le comble, c'est qu'il aurait pu continuer comme ça jusqu'au bout. Des tas de gens y arrivent, refusant de concéder le moindre changement malgré le mal-être. Ils s'accoutument à la fiction qu'on a construite pour eux. Certains finissent par aimer leur fardeau. Wozniak se serait résigné lui aussi. Il aurait fini par se résoudre. Le divertissement bas de gamme, l'alcool, ça n'a pas d'autres fonctions. Le sucre et le gras. Céder aux plaisirs faciles qui apaisent les impulsions, qui assoupissent la tête et consolent le corps. L'espoir réduit aux grilles de loto. Ce ne devait pas être si compliqué puisque les autres y parvenaient. Et puis la réconciliation serait venue doucement, sans douleur insurmontable, avec l'âge, la fatigue et l'embonpoint.