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Critique de clude_stas


A l'instar d'Art Spiegelman, le Catalan, Jaime Martin, a choisi de traiter en bande dessinée une partie de la vie de son père, tout en évoquant celles de sa mère, de ses grands-parents. Il se met en scène, en tant que dessinateur en panne d'inspiration, trouvant dans le journal intime paternel, le thème de son prochain album. Et de mettre en scène toute sa famille ainsi que son épouse. Une véritable mise en abyme.
Espagne, 1962. « C'était comme vivre au Moyen Âge ». L'enfance modeste avec ses plaisirs simples dans un quartier de Barcelone, sans oublier les amours adolescentes, a le parfum de la nostalgie d'un âge d'or à jamais révolu. Mais cette insouciance sombre désespérément lors du service militaire à Ifni. Ancienne province d'Espagne colonisée en 1934 et située dans le sud-ouest de l'actuel Maroc, sur la côte atlantique, ce territoire a été assiégé par la tribu des Ait Baâmrane, soutenue par l'Armée de libération marocaine. La « Guerre d'Ifni » a réduit la présence espagnole comme une peau de chagrin. Bientôt, seule la ville de Sidi Ifni reste espagnole alors que tous les autres postes de l'enclave sont évacués de force. Pourtant, la même année, le gouvernement franquiste transforme Ifni en province espagnole d'outre-mer. Dans un tel contexte politique, faire son service militaire de dix-huit mois, loin de ses proches, est une épreuve. Les pénuries (nourriture, hygiène, sexe), la promiscuité, la discipline, la loi du silence, tout cela exacerbe bien vite toutes les situations, les plus pénibles comme les moins agréables. Certains épisodes sont révélateurs de ce que fut l'Espagne de Franco, un régime totalitaire qui ne prit fin qu'en 1975.
L'absence des femmes conduit certains mâles à l'obsession. Heureusement que l'aumônier remet toutes ces hormones dans le droit chemin. « Quand tu parles des femmes, pense que la Vierge Marie et ta mère sont des femmes ». La religion pèse là également de tout son poids sur la solitude de ces hommes. Un autre épisode montre toute l'hypocrisie de cette situation. Sur un coin de plage, le père de Jaime surprend deux aumôniers au bain. Ceux-ci lui interdisent de revenir en cet endroit propice « aux amours interdites » entre hommes. Mais, dès lors, eux, que font-ils, là ? Cette période de plomb est également le moment des petits actes de résistance contre la bêtise des dirigeants, l'iniquité de certaines décisions, l'inutilité de ce casernement. C'est la débrouille dans tous les domaines. Et les Marocains ? Il n'y en a guère, ou alors un vieillard, un ou deux braconniers, sans plus. Reste l'ennemi. La propagande militaire voudrait que tout Arabe le soit. En fait, ces militaires sont prisonniers d'un « Désert des Tartares » à la Dino Buzzati. Ils attendent. Pour rien.
Une autre dimension de cette petite histoire dans l'Histoire réside dans ses aspects sociologiques. A la maison, le père est omnipotent (ou du moins le croit-il), modelant ses enfants à son images. Ainsi le grand-père, n'ayant que trois filles, les transforme en garçons manqués, poussant le bouchon jusqu'à les mettre à la boxe. En fait, l'autorité familiale se faisait l'écho de celle du régime. Pourtant, la phrase ultime est prononcée par l'épouse de Jaime, dans les dernières pages : « Ton père, il est comme le reste du monde, il fait tout ce qu'il peut pour ne pas regarder en face ce qui le dérange ».
Esthétiquement, ce livre est une véritable réussite. le graphisme, très ligne claire, de Jaime Martin prend des accents expressionnistes dans les moments de violence, physique ou psychologique, très intense. Les couleurs sont choisies selon la période traitée. Chaque chapitre du passé baigne dans des tons acidulés, ou assourdis, selon l'atmosphère, alors que le présent respire une plus grande liberté grâce à une palette plus étendue. La mise en page présente une originalité : l'insertion de documents de famille (de vraies photographies) complète la narration et la replace dans sa substance même. Il y a bien toute une dimension esthétique transcendant cet excellent document sur les conditions de vie des Espagnols, bien avant la Movida.
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