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Critique de Lenocherdeslivres


Dans un avenir pas si lointain, les États-Unis et les états européens vont conclure le pacte de la Honte, ainsi nommé par ses opposants. En 2066, l'Espagne doit être évacuée afin de devenir une vaste base militaire. La plupart des habitants acceptent. Mais certains refusent et résistent. Ils tiendront jusqu'à l'ultimatum. Ou du moins, essaieront. Malgré la Grande Panne. Malgré les pillards. Douze hommes et femmes sont retranchés dans un ancien hôpital, le Pere Mata. Dont le narrateur, auteur présumé du journal que nous tenons entre nos mains. Un vieil écrivain qui se traite lui-même de vieux cabochard. Et il faut bien ça pour résister à cette situation.

Et si, pour des raisons politiques, on expulsait toute une population de sa ville, de région. Et même si les raisons paraissent bonnes, quelle réaction avoir ? On peut trouver dans le monde actuel nombre de déplacements forcés, dont les causes sont parfois difficilement soutenables. Ici, on est en Espagne, un pays qui connaît les tensions entre régions. Et où on sait la puissance de l'attachement à une terre, à une culture, à une langue. D'où le côté très réaliste de ce récit. Des centaines de personnes refusent, pour des raisons diverses, une décision unilatérale et qu'elles considèrent injustifiée, injuste. Les conflits et les pandémies ne peuvent permettre de faire une telle chose, de signer ce pacte de la Honte.

Malgré toute cette résistance, le résultat est là : passé un certain délai, toute cette zone sera évacuée afin de laisser la place aux troupes. Tout cela vient, on le découvre au compte-goutte, d'une situation mondiale qui continue à se déliter : nouvelles crises induites par de nouveaux virus, replis sur elles des nations ; crise climatique qui s'amplifie. Un cadre peu réjouissant et qui attise les inquiétudes, les méfiances, les décisions tranchées. Mais ce n'est pas la priorité de Pablo Martín Sánchez que de s'appesantir sur ces faits. Il nous les révèle entre les lignes, par petites remarques annexes. Car l'auteur s'intéresse avant tout à l'humain. Et à son écrivain, double qu'il s'est créé dans deux autres romans, L'Anarchiste qui s'appelait comme moi (2012 en V.O. – 2021 en France) et L'Instant décisif (2016 en V.O. – 2017 en France).

Dans ce triptyque, l'auteur s'inscrit dans cette tradition où l'écrivain s'invente une copie imaginaire, fortement inspirée de lui. Dans ce type de récit, le réel et l'imaginaire (mais un imaginaire réaliste) se mêlent souvent de telle façon qu'ils s'intriquent l'un dans l'autre de façon difficile à démêler. Sauf quand on connaît parfaitement la personne et le contexte. Ce qui n'est pas mon cas. Donc, je me suis laissé bercer par l'histoire. Mais j'adore cette démarche. Par exemple, chez Enrique Vila-Matas, qui pousse cet exercice à son paroxysme, créant des biographies de personnages imaginaires qu'il greffe dans le monde ordinaire. À tel point que l'on est persuadé qu'ils possèdent une existence réelle et une fiche Wikipedia. Bernard Quiriny également (L'affaire Mayerling ou Vies conjugales) mène cette démarche avec succès.

Dans Reus, 2066, Pablo Martín Sánchez se projette à l'âge de 89 ans. Dans cette ville de Reus où il est né. Et il imagine que lors de cette crise terrible, enfermé dans l'enceinte du Pere Mata, il tient un journal. Pas pour écrire, car il a arrêté depuis longtemps, mais pour offrir un témoignage de l'existence d'un monde qui selon lui « touche à sa fin ». Et donc l'auteur respecte les règles de ce genre littéraire. Et il parvient à maintenir l'attention du lecteur et le suspens avec une grande habileté. J'avais un peu peur au début de m'ennuyer à la lecture d'un compte-rendu qui tournait en rond puisque les douze personnes sont enfermées ou plutôt barricadées dans une sorte de fort. Ils se protègent des possibles envahisseurs car les denrées sont rares et ils ne peuvent sacrifier la moindre parcelle de nourriture ou de médicament. Or, non seulement je n'ai pas ressenti de lassitude en tournant les pages, mais en plus j'ai sans cesse eu envie de découvrir la suite. Outre l'histoire qui est pleine de rebondissements (sachez juste que le nombre d'habitants du Pere Mata va aller s'amenuisant), le style m'a conquis.

Il faut dire que Pablo Martín Sánchez manie les références avec brio. Elles lui permettent d'amplifier une réflexion, de rebondir et d'aller plus loin. Et tout cela sans paraître pédant, sans vouloir montrer qu'il sait, qu'il a lu. Il se contenter d'utiliser sa culture à bon escient. Et cela fait un bien fou. Reus, 2066 fait partie de ces livres dont j'aimerais recopier un grand nombre de phrases, ajouter un grand nombre de citations. Car l'auteur aborde des thèmes essentiels comme la vie, la mort. Mais aussi l'écriture et notre relation aux autres. Cela ne servirait à rien d'en faire la liste, les réflexions s'enchaînent, passionnantes, et étayées par des références nombreuses. Juste une qui sonne comme un programme : « J'ai toujours cru que j'avais cessé d'écrire pour devenir un bon père. Je me rends compte maintenant que c'était parce que j'avais cessé de croire à la fiction. » (page 151). Et sa participation à l'Oulipo (que l'on retrouve dans certaines listes, comme celle de ses cicatrices , ou dans le poème créé pour se souvenir des décimales du nombre pi) est pour moi un plus, car je trouve vivifiant ce groupe et son travail sur l'écriture.

Reus, 2066 est une excellente surprise et je remercie vivement Sébastien Goullart et les éditions Zulma & La contre Allée de m'avoir permis cette découverte. Pablo Martín Sánchez est un auteur qui traite de thèmes qui me touche avec un style qui me convient. Il est évident que dans un proche avenir, je vais lire ses deux précédents opus, afin de me faire une image plus nette de ce cabochard qu'il se pique d'être, du moins sur du papier.
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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