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Critique de Bouteyalamer


On sait peu de choses du passé de Cornelius Suttree : il a un frère jumeau mort-né, sa femme le hait et leur fils est mort, il est gaucher et probablement instruit. Déchu ou renonçant, il vit très pauvrement de la pêche artisanale dans la Tennessee River, un cloaque hideusement pollué qui traverse une banlieue de chômeurs à Knoxville.

Hors de parenthèses vite refermées où Suttree quitte Knoxville pour un amour sans lendemain et une excursion suicidaire en montagne, le récit est rédigé au présent, sans repère temporel ni logique : rixes, violences policières, pauvres tactiques de survie, cuites, passages en prison. Aux dernières pages on croit Suttree mort de typhoïde ou de suicide par noyade, pourtant il quitte l'enfer urbain sur les gestes propices d'un enfant et d'un inconnu, le roman s'achevant sur une invocation à Diane/Hécate : « Quelque part dans le bois gris près de la rivière guette la chasseresse et dans le maïs en plumets et dans la mêlée crénelée des villes. Elle oeuvre en tous lieux et ses chiens jamais ne se lassent. Je les ai vus en rêve, la bave aux lèvres, bêtes sauvages aux yeux fous d'une faim dévorante pour les âmes de ce monde. Fuis-les ».

L'histoire, l'intrigue s'efface derrière les rencontres d'hommes et de femmes qui vivent une misère matérielle, morale et sexuelle si extrême qu'on n'arrive à s'identifier à aucun personnage : compagnons noirs ou blancs dont Suttree partage les ivresses suicidaires et les séjours en prison, chiffonniers, prédicateurs déments, une sorcière, une prostituée-au-grand-coeur qui devient folle, un gamin voleur, violeur de pastèques et assassin de gorets, qui explose les égouts de la ville dans ses tentatives granguignolesques de trouver la fortune. Pourtant ce monde est pur de toute discrimination dans le Sud raciste des années 50, solidaire au comble du tragique, respectueux dans la détresse. Sans leçon ni espoir ni morale, le roman est humaniste.

Après les catastrophes et les rencontres, la troisième dimension du roman est celle des instants. McCarthy/Suttree vit chaque seconde et chaque geste, observe chaque nuance de froid, de couleur, d'odeur ou de lumière, suit avec une égale concentration les illusions et les douleurs de ses proches, leurs glissements vers la mort et l'ordure, et aussi bien la présence prolifique d'une vie animale ou végétale, domestique ou sauvage.

Inspiré de Faulkner, le style Southern Gothic est parfois difficile à suivre. McCarthy passe dans la même phrase du passé au présent pour raccourcir ou raccorder ses scènes, remplace les virgules par une succession de « et », multiplie les adjectifs et les métaphores parfois hasardeuses, recourt aux mots techniques, rares ou savants [on le connaît féru d'ornithologie : « Quelques arbres noircis se dressaient, desséchés dans la chaleur, et au milieu de ce sombre purgatoire une grive chantait. Grive musicienne. Turdus musicus » p 109]. Surmontant ces difficultés, le lecteur attentif ne peut quitter un récit parfaitement articulé à l'échelle de la phrase, vibrant, coloré, impressionniste, parfois surréaliste, où Suttree survit à sa longue saison en enfer. On trouve plus tard, dans « La trilogie des confins », le même pessimisme sans remède et la soumission à une nature violente et splendide, cette fois dans la lumière apollinienne des grands espaces du Texas et du Mexique. La damnation viendra dans « La route » où la nature est morte.
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