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Critique de HenryWar


Je ne sais ce qu'a voulu faire Melville avec ce livre, ou alors je ne le sais que trop.
Au moment de sa publication, l'Amérique est à l'établissement forcené d'une littérature nationale, vitrine de profondeur, reconnaissance d'ego pour l'estime de soi – parce que l'esprit pionnier et la religion ne suffisent pas toujours pour se sentir une dignité et une hauteur en tant que peuple. Il faut donc qu'un roman, pour y être célébré, exalte la vie typiquement américaine, notamment les paysages américains, l'histoire américaine, les émois américains – tous attributs assez superficiels d'une Nation qui se cherche une identité et qui s'efforce fébrilement à promouvoir sa marque esthétique et éthique dans l'espérance que cette marque existe bel et bien. le sachant, je ne puis m'empêcher de discerner l'opportunisme – sauf à s'agir de sincérité naïve – avec lequel par exemple Cooper et Whitman en usèrent pour s'octroyer les faveurs d'un public attentif à rediriger sur lui une partie du prestige d'écrivains qui, jusqu'alors et faute de passé, lui avaient fait défaut et dont probablement le manque lui faisait un peu honte en matière de rayonnement complet. Au moins Cooper et Whitman, dans leur entreprise, ne manquaient-ils pas d'une certaine assurance mâle, d'un style volontaire et audacieux, emportés ou épanchés, et, certes, ils pouvaient ainsi faire croire à l'accidentel de leur désir de gloire en ce que le lecteur était envahi, narrativement ou lyriquement, par un ton de puissance fougueuse qui paraissait absorber tout reproche de carriérisme et arborer les indices d'un transport de bon aloi, d'une inspiration spontanée, d'une décision farouche et intègre d'abandon presque patriotique.
Or étrangement, Melville, dans ce livre, est nettement plus anglais qu'américain, et c'est peut-être ce que ses compatriotes ne lui pardonnèrent point. On y trouve bien nombre de signes typiques d'adhésion à l'Amérique, mais si effacés, si apparemment contraints et formels, que j'ai peine à m'y figurer plus que la manifestation d'un désir de succès de complaisance à l'égard d'un public un peu ignare, plutôt jobard, et soucieux surtout d'apparence thématique. Pourtant, c'est aisément qu'on devine sur ce point la maladresse – non : littéralement, le paradoxe – d'un auteur qui ne parvient pas à dissimuler son attachement à des valeurs sinon opposées, du moins distinctes des plus fameuses prétentions américaines : si le protagoniste tire son origine d'aïeux s'étant battus pour l'indépendance – on l'espère alors un farouche démocrate –, il conserve tous les traits d'un aristocrate poudré que l'auteur semble naturellement préférer à la geste bravache et impulsive d'un révolutionnaire ; le décor est certes un berceau de nature admiré que jouxte une montagne fière, néanmoins c'est à peine si ce paysage existe pour plus que la parure, que l'illustration éventuelle d'un graveur et que quelque intention symbolique à l'usage de critiques distingués, il n'en est guère question, ni de cet esprit libre, franc, voire moqueur, qui caractérise tant l'emprise des espaces sauvages sur la mentalité américaine, ni de cette morale carrée, où tout est grossièrement taillé et résolu d'avance, et que dessine avec tant de caricature flatteuse la légende américaine convoitée des Américains ; Melville ici se montre sans doute trop fin, inappréciable à un vaste pan empressé de ses lecteurs contemporains et compatriotes qui ne rencontrent pas le caractère hardi et fanfaron, avec décision nette et pure, du citoyen simplifié qu'il voudrait probablement promouvoir avantageusement à la face du monde. le style même, dans Pierre, est curieusement shakespearien plutôt que pompier, avec des dialogues chargés de préciosités inconcevables aux modernes dans une veine euphuiste qui, du temps du dramaturge anglais, traduisaient déjà l'intention coupable d'abonder en effets de mode évidemment destinés à l'éphémère, mais dont ici l'usage anachronique et insistant, tranchant surtout vivement avec la narration moins ampoulée, devient quelque peu ridicule dans son invraisemblance outrée. Melville ne vit pas spirituellement aux États-Unis mais bien en Nouvelle Angleterre, ce dont, à vrai dire, je me moquerais, le talent n'étant d'aucun lieu, si ce n'était sa récurrence, justement, à faire du lieu commun, révélant par moments et surtout au commencement du livre l'ambition de complaire qui m'est fâcheuse ainsi qu'à tout artiste intègre.
Or, passé cela, que reste-t-il ?
Melville, je crois, connaît très bien ses forces littéraires après avoir écrit un roman aussi prodigieusement épais et dense que Moby Dick ; il sait notamment, ou croit savoir, qu'il n'a pas besoin d'un sujet fort romanesque, avec moult péripéties et action frénétique, pour produire une oeuvre « totale » ; il a confiance en lui, et particulièrement en sa faculté de digression, de développements, de réalisation et d'allongement d'une atmosphère réflexive singulière, pour peu qu'il puisse se servir d'un personnage propre à soutenir de pareilles méditations : il suppose ne nécessiter qu'une courte et surprenante intrigue bâtie autour d'un acte puissant parce qu'il a foi en lui-même, et je crois que même, probablement, il se rassurera ainsi, à sa table de travail, durant toute la rédaction de l'ouvrage, en concentrant l'attention sur chaque détail infinitésimal d'une pièce dont l'argument est pourtant faible. C'est ainsi que des auteurs minutieux jusqu'à la vétille se consolent parfois d'une oeuvre injustifiée ou dérisoire avec le sentiment d'agir en subtils orfèvres, et alors, dès que l'intrigue progresse à un rythme vaillant, certainement ils doivent se méfier ou s'affoler d'eux-mêmes, reconnaissant là un grand risque de négligence, supposant qu'ils ont dû brièvement manquer à la peinture d'une moindre réflexion du bout de leur pinceau minuscule. Cette objection, que je soulève avec un peu de risée, n'est pourtant pas pour discréditer les écrivains soigneux – j'aimerais qu'ils fussent aujourd'hui plus nombreux et que tout roman contemporain ne fût pas devenu une sorte d'inconsistant brossage –, mais elle reconnaît la finasserie stylistique comme le défaut de ceux qui, n'ayant guère à dire, s'inventent à mesure des finesses rhétoriques pour se donner l'illusion d'un spectaculaire et fastidieux peaufinage ainsi que d'une philosophie profonde. Je trouve même la plupart des digressions de Melville, dans cette oeuvre d'un aloi pesant et trébuchant, au fond assez pauvres, ou, pour le dire plus exactement, convenues, suivant presque toujours le dessein de métaphores décoratives et plaisantes, le filage de traits d'esprit fondés de représentations chrétiennes, le chemin répandu de symboles prévisibles parce que littéraires et classiques, sophistiqués et bienséants, arrivant avec joliesse au lieu de tomber juste. le récit entier est ainsi rendu aussi élégant qu'inutile, d'une longueur disproportionnée au sujet ; la richesse des figures, où l'auteur se complaît en fioritures plus que réglementaires, n'induit pas d'avantages réflexifs majeurs où éclaterait une vérité retentissante, un apophtegme édifiant, à quelques exceptions près ; on perçoit surtout un désir d'honorer des références – Shakespeare et Dante, notamment – avec divers pastiches que j'avoue ne pas démêler entièrement, et qui, ensemble, constituent les marques d'une déférence à l'égard d'une sorte d'Esprit de la littérature, mais où manque le génie brutal de l'innovation – et ainsi l'intrigue piétine-t-elle, avec ou sans impatiences selon la disposition mentale et le bon vouloir du lecteur.
Or, en quoi consiste l'intrigue, justement, ce fonds sur quoi Melville mise tant et suppose pouvoir exclusivement élever son édifice, avec forces parures et façonnages de circonlocutions, comme une cathédrale dont toutes les coupures doivent servir l'Idée suprême ? Ce n'est rien que ceci : Pierre, tout près de se marier à Lucy qu'il aime le plus noblement du monde, apprend secrètement qu'il a une soeur cachée, Isabel, et, son père étant mort, il n'ose faire cette révélation à sa mère qui en serait scandalisée et nierait sans doute. Alors, il décide de s'interdire d'un coup toute félicité présente et à venir, et préfère fuir, en parfait bandit d'infidélité et d'ingratitude, avec sa soeur qu'il proclame sa nouvelle femme pour l'assister sous ce déguisement.
Qu'on juge à présent si cette idée, qui fait le motif du roman, est d'une nature assez crédible, assez logique, assez composée et subtile, pour non seulement nourrir mais constituer toutes les péripéties de l'oeuvre, c'est-à-dire la seule. Car ce que j'ai eu l'air de signifier ici, c'est que ma synthèse ne serait que le linéament de l'intrigue, alors qu'en réalité c'en est à très peu près tout le déroulé exhaustif : rien d'autre n'a lieu ou juste des circonstances. Croirait-on qu'il faut attendre la page 103 pour que la soeur témoigne inopinément de son existence, et la page 313 pour que Pierre prenne son absurde résolution et ose la mettre en oeuvre, ceci jusqu'au dénouement, page 562, où, entre ces pages, le lecteur apprend uniquement son installation à New York, dans des conditions piteuses, sans presque aucun autre fait ni progression ? le livre tient en sept lignes contenant non seulement tous les rebondissements de l'intrigue mais aussi à peu près ses détails les plus éloquents, et la preuve : c'est que ce résumé figure dans mon édition en quatrième de couverture, et qu'on est stupéfait de constater, au fur et à mesure de la lecture, après cet aperçu qu'on espère trouver développé d'idées secondaires et de réalisations adventices, qu'on ne découvre rien davantage à lire l'intrigue si ce n'est ce style dont j'ai déjà parlé, et que le roman du début au dénouement est exactement dressé en un espace si bref, sans réduction traître ni véritable négligence : tout le reste est littérature, enjolivement attendu, remplissage de transitions astucieuses et spiritualités superfétatoires où même l'Art, qui n'est présent qu'à l'état d'une quintessence de correction et de propreté, ne rend aucune sensation de grandeur individuelle, de force, de vivacité, d'audace, environ comme un sermon anglais. C'est « fort bien écrit » en somme, et sans discontinuité, mais cette appréciation lénifiante est parfois un mépris, une insatisfaction et la marque d'un ennui que n'aiguillonne nulle autre grandeur qu'une patience de l'abondance et qu'une maîtrise de la lenteur. On ne peut même excepter de cette impression globale d'artifice l'impossible résolution sacrificielle de Pierre, qui n'est tantôt justifiée que par le peu de temps qu'il se serait donné pour la prendre, abnégation à laquelle Melville, j'ose le prétendre, ne croit pas lui-même sauf en « intuition littéraire » (la littérarité pressentie est souvent ce qui nuit la plus à la vitalité d'une oeuvre d'art), quand voici de cet aristocrate de la plus digne stature, de la plus irréprochable moralité, qui, adorant sa mère autant que sa fiancée avec une pureté confinant à la candeur la plus doucereusement romantique, consent à leur faire accroire, avec une brusquerie atroce dont il refuse d'avoir conscience (mais c'est en fait l'oblitération de vraisemblance dont l'auteur a besoin lui-même pour « passer » en esprit et imposer cet événement incroyable), qu'il a épousé une autre femme avec laquelle il part sur-le-champ, et l'on dit encore que c'est pour épargner l'image vertueuse de son père et empêcher la potentielle négation de cette soeur par sa mère, comme si Pierre ne se répudiait pas ainsi ni ne se compromettait, en image et en se niant, lui et sa famille, par l'accomplissement d'un acte d'une nature si ignoble et incompréhensible ! Mais c'est absurde ! mais c'est stupide ! mais c'est psychologiquement contradictoire ! N'eût-il pas suffi, par exemple, que sa soeur fût associée à sa maison comme quelque cousine reconnue et importée d'ailleurs ? qu'on lui trouvât n'importe quel prétexte d'exister parmi son frère, plutôt que de faire que ce frère, par souci d'elle, de son honneur et de la mémoire de son père, allât cracher sur tant d'honnêtes personnes en clamant avoir rompu ses serments les plus universels et essentiels ?! Quoi ? pour préserver une soeur inconnue, salir fiancée, mère, réputation, fortune, la félicité de toute une maison ?! Non, bien sûr, ça n'a pas de sens, mais on sent que l'idée, parce qu'inédite, est fascinante pour un auteur qui se propose un projet d'extrême minutie plutôt qu'une intrigue plausible (et même, à ce que je crois, qui se forme une gageure vaguement consciente de rendre acceptable une intrigue qu'il devine bancale au moyen d'une insistante minutie), et on peut deviner que cette idée présente d'emblée un caractère de bizarrerie pathétique propice à toutes sortes d'effusions et de réflexions morales dont l'écrivain, qui veut se soumettre par défi au difficultueux labeur de ne parler que d'une seule chose, doit se saisir pour prétendre à un ouvrage de la plus grande ciselure et de l'éloquence la plus grave. Et, d'ailleurs, en effet, le pari n'est-il pas tenu ? cela ne représente-t-il pas, en fin de compte, un livre de 562 pages ?
J'avais tant aimé l'histoire du capitaine Achab, qui pourtant, à mon souvenir, ne répugne guère non plus en digressions et en étrangetés, que je m'étais attendu au même style composé, beaucoup plus mâle et impliqué que dans ce roman qui est une rêverie propre et éthérée, c'est-à-dire presque toujours lisse et inoffensive, écrite certainement avec le caractère professionnel et routinier d'un méthodique stylisticien, non sans moult affèteries et bavardages formels. Et bizarrement aussi, on retrouve parfois la verve hardie et polémique de l'auteur de « Bartleby », mais durant une cinquantaine de pages seulement, depuis la 381 surtout, bien que ces critiques, après tant de fadaises et de mièvreries qu'elles précèderont de nouveau, tombent là d'une façon si disparate qu'on a peine à retrouver le goût des malheurs éplorés, des tragiques destinées de Pierre et de ses infortunées compagnes qui, en matière de douleurs épluchées avec dextérité, comptent bien parmi les personnages les plus navrants que la littérature ait portés ! Ce bref recul tient alors, je crois, du soulagement pour Melville qui ne peut supporter au long cours ce ton perpétuel de lamentation et d'innocence ampoulée auquel il a décidé, ainsi qu'un pensum il y a presque quatre cents pages, de se soumettre, cette élégie superlative que la cohérence de son protagoniste lui a fixée non sans quelque lassitude, cette pleutrerie honorable et débonnaire qui finit par exaspérer, cette dégoulinante vertu utilement colorée sous des dehors paradoxaux qui commencent à échauffer la bile de son auteur ; il se ressource ainsi en « cognant » un peu dans la société pour se reconsolider, il frappe et se moque pour se ragaillardir avant le pathétique le plus terrible et misérabiliste ; on dira qu'il joue avec astuce et qu'il témoigne ainsi de sa verve baroque et de son talent des variations, mais, en fait, je crois bien qu'il fait seulement une pause incontrôlable – il avait besoin de ce morceau de bravoure, viril et exaspéré, pour redevenir, en toute conscience de sa capacité désormais, le gentilhomme servile et efféminé par lequel il a débuté son livre, et ainsi finir le roman avec cohérence – évidemment dans la plus hyperbolique déchéance (que ce dénouement, analysé par un philologue durement perspicace, présente de caractères soigneusement masqués d'emportement sinon de débarras !). Soit, Melville a donc accompli sa gageure, c'est indéniablement une oeuvre « de longues veilles », formellement irréprochable sans doute, et dont le style méticuleux résonne comme le signe d'une « grande oeuvre », mais en loin seulement, car en qui résonne-t-elle ? En qui peut-elle produire quelque attachement raisonné ou passionné plus que superficiel ? Qui peut profondément atteindre cette mentalité de clergyman, cette casuistique improbable de faiseur d'énigmes inutiles, cette posture frigide de suave moraliste à oraisons ornementées, ce transport facticement travaillé, toute cette adhésion exacerbée de sentimentalisme, atermoiement, dilemme affreux, surenvolée lyrique, etc. ? Sage, trop sage, quoique virtuose en un sens, ce déploiement de figures-types sur un sujet estimé à tort propice à la contemplation, au « roman global » : parfois, en aspirant à l'universel, on s'abîme quand même dans la mode qui réclame, justement, un universel sur mesure, et je soupçonne cet ouvrage d'avoir été élaboré dans l'intention de complaire, avec tout ce qu'il faut de posé, de respectable, de tendre, d'injuste révoltant et de chrétiennement élevé pour susciter non l'émoi sincère, mais l'approbation guindée d'une société aimable, d'un salon de convenances. Un épanchement d'âme que l'auteur a façonnée tout exprès pour représenter les goûts de son temps et attendrir ceux de son époque, et donc insuffisamment brave – et pourtant, un pénible exercice de style sur une telle longueur – : voilà pour moi l'essentiel de Pierre, dévoiement généreux de l'artiste qui espère à force d'avoir désespéré, et qui, tâchant à correspondre, produit autre chose que lui-même. C'est la preuve qu'on peut, avec une application régulière et inlassable, s'asseoir à un secrétaire, et, à heures fixes, mettre son esprit dans la disposition la plus douce pour raconter ce qu'on aimerait sentir, ce qu'il faudrait qu'on pense, et ce qu'on suppose qu'un lecteur normal aimerait éprouver : la tentative n'est pas neuve, on travestit une personnalité pour vouloir toucher du monde, et c'est ainsi que le monde abîme l'individualité d'un écrivain à force de le mépriser pour ses oeuvres les plus originales : après l'excellent Moby Dick alors globalement boudé par la critique, je crois que Melville voulut s'en faire apprécier ainsi que du public, pour essayer un « succès ». Et sur ce fonds de résolution et d'effort en quelque sorte contre nature, il écrivit Pierre, qui est l'émanation d'un esprit de foule bourgeoise et puritaine, touchant à la fois dames pâmées et graves directeurs de conscience, c'est-à-dire le contraire d'un esprit de propreté : il en reçut, à ce que j'ai lu, une persistance de mépris, quoique moins stupide que le précédent, dû, cette fois, à ce matériau composite où, avec le faux agréable, transparaît du vrai scandaleux… et c'est tout ensemble bien plus dramatique et injuste, cette violence faite à un auteur qu'on ignore quand il excelle et qu'on dédaigne quand il veut condescendre, malgré l'ironie, que je n'ai l'air de dire.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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