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Critique de Aquilon62


Pour débuter cette critique, je voudrais citer Roberto Calasso qui a écrit que la première qualité d'un historien est d'être un nécromancien, autrement dit un magicien qui invoque les esprits des défunts et, l'espace d'un instant, les ramène à la vie. de fait, l'historien doit ranimer des textes et des documents qui ne seraient sinon que des fragments muets du passé. A la Renaissance, le cercle des nécromanciens s'élargit et l'on demanda également aux artistes de se livrer à cette pratique. Tout le monde sait ce qui se passe quand un artiste s'adonne à la nécromancie : il est toujours possible que quelque chose tourne mal, qu'un échafaudage s'effondre et révèle l'illusion, par exemple. Mais l'artiste peut aussi avoir un sursaut d'inventivité qui fasse renaître de manière stupéfiante ce qui semblait désormais inerte. Plus exactement, la nécromancie est une forme de divination : les morts qu'on invoque ont pour mission de raconter non pas le passé, mais l'avenir, Et il se trouve que les artistes de la Renaissance furent de meilleurs nécromanciens que les historiens : par leur intermédiaire, ce qui paraissait mort et enterré fut non seulement au grand jour, mais il définit le contour des choses à venir.

Et c'est en fabuleux nécromanciens que l'auteur ramène à la vie selon le titre 2 génies de la Renaissance, mais pas seulement car c'est tout une période qui reprend vie sous la magnifique plume de Robert Mercadini....
Alors certes pour l'incarner qui mieux que 2 personnages auxquels on pense en premier quand on prononce le mot : Renaissance
Car Roberto Mercadini s'attaque aux deux représentants les plus emblématiques de cette période Michelangelo di Lodovico Buonarroti et Leonardo Da Vinci, ceux qu'un auteur italien dans un ouvrage qui se lit tel un roman dont le titre pose déjà bien des questions : "Le génie et les ténèbres" :

Réflexion première ce choix de titre impose t-il une nouvelle résonance de la querelle du Paragone ?
Réflexion seconde une biographie de plus sur ces deux Géants de l'art ?
Et bien pas du tout, car Roberto Mercadini prend son lecteur à contre-pied, à moins que ce soit à contrapposto grâce à une savante mais jamais rébarbative mise en équilibre et à un ingénieux contraste.

Qu'est-ce que le Génie ? Que sont les Ténèbres ?
Est-ce la période qui vit naître des génies, mais aussi des ténèbres quand on pense à la tentative du moine Savonarole d'instaurer une théocratie à Florence, poussant tant d'artistes dont Botticelli a brûler leurs oeuvres. Antonio Forcellino a consacré une quadrilogie nommée Il secolo dei giganti.

Qui est le Génie ? Qui sont les Ténèbres ?
Voilà une question à laquelle il serait bien difficile de répondre tant on se trouve face à deux personnages pour lesquels chaque adjectif peut convuenir.... Et tant les vies et les caractères de chacun brouille les pistes...

Sont-ce ces êtres que tout opposé, quoique : "Léonard, Michel-Ange : si l'on devait associer un seul mot à ces deux noms, ce serait le mot "dissemblance" Ces deux génies sont parfaitement dissemblables comme le proclame haut et clair chaque détail de leurs biographies respectives. Bien plus, chacun d'eux se distingue nettement de ses contemporains. Ce sont des corps étranges, des brèches dans la paroi uniforme de la norme, par où l'on entrevoit un horizon plus large. Ensemble, bien qu'ils soient opposés (ou bien justement parce qu'ils sont opposés), ils semblent vouloir inciter chacun d'entre nous à la diversité, c'est-à-dire à être ce que nous sommes véritablement jusqu'à l'unicité la plus irréversible."

Le littérature italienne n'est pas en reste avec des titres plus ou moins évocateurs
Antonio Forcellino à signé un livre sur chacun : "Michelangelo. Una vita inquieta" et "Leonardo. Genio senza pace". Signe que ces deux artistes hors normes continuent d'alimenter réflexions, discussions, tensions, dissensions, et parfois communions.

Car "Au cours de ces mêmes années, Léonard et Michel-Ange ont accouché de deux oeuvres destinées à dépasser I'horizon de l'art pour devenir quasiment des icônes, des symboles Ils ont l'un comme l'autre traité un thème classique mais en créant une composition tout à fait nouvelle. Et ils ont tous deux recouru à un matériau de manière inédite : Léonard, la peinture à sec, comme si le mur était un panneau de bois et Michel-Ange le marbre pour sculpter un sujet que l'on réalisait d'ordinaire en bois ou en terre cuite.
Mais les deux artistes restent résolument opposés Léonard observe la vie des gens simples, les querelles d'un groupe d'hommes dans une auberge, et il trouve le moyen de montrer l'âme humaine à travers les gestes, les mouve ments du corps. Michel-Ange s'éloigne des expériences du quotidien, recherche un monde intérieur, sublime, surnaturel et il sculpte des corps transfigurés par leur âme. La peinture de Léonard s'effrite et se désagrège, l'illusion de l'image se dissipe pour montrer sa matière opaque qui n'est que poussière sculpture de Michel-Ange est si lisse qu'on se demande si la main humaine en est l'artisan : elle resplendit, sa matière ne semble pas terrestre."

Léonard, le génie de la peinture, l'ingénieur, le touche à tout, l'anatomiste, l'organisateur de fêtes pour les Sforza. Lui qui noircira tout au long de sa vie des carnets, dans lesquels se trouvent peut-être la réponse à cette énigme qu'il est à lui seul 

"Léonard est en train de vagabonder quand il se retrouve devant l'entrée d'une caverne. Il s'arrête. Il voudrait regarder à l'intérieur, mais il n'y a pas de lumière. Il se penche en avant, la main tendue contre le front en guise de visière pour se protéger du soleil. En vain. Il s'avance d'un pas, attend que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Il vaudrait la peine d'entrer, certes, pour voir si la nature a conçu « quelque merveille » dans cet endroit mystérieux. Mais Léonard redoute en même temps les pièges du noir et le danger de s'y perdre

Poussé par un désir ardent, anxieux de voir l'abondance des formes variées et étranges que crée l'artificieuse nature, ayant cheminé sur une certaine distance entre les rocs surplombants, j'arrivai à l'orifice d'une grande caverne, et m'y arrêtai un moment, frappé de stupeur, car je ne m'étais pas douté de son existence ; le dos arqué, la main gauche étreignant mon genou tandis que de la droite j'ombrageais mes sourcils abaissés et froncés, je me penchais continuellement, de côté et d'autre, pour voir si je pouvais rien discerner à l'intérieur, malgré l'intensité des ténèbres qui y régnaient. Après être resté ainsi un temps, deux émotions s'éveillèrent soudain en moi : crainte et désir ; crainte de la sombre caverne menaçante, désir de voir si elle recelait quelque merveille .


Toute la vie de Léonard se résume peut-être à cette image. Il n'a jamais cessé de se pencher à l'entrée d'une caverne, de jeter un oeil dans des gouffres d'une effrayante obscurité avec la curiosité d'un enfant, guidé par la conviction inébranlable que le noir abrite des merveilles, et que, une fois ôtée l'écorce de ce que l'on connaît, on trouve toujours « quelque chose de miraculeux » . 


Les carnets de Léonard sont en réalité une extension physique de son esprit; un mélange de souvenirs, de choses qu'il voit et qui captivent son attention, des intuitions impromptues, des phrases qui surgissent spontanément de sa conscience sans raison précise, Plus on le lit, plus il apparaît clairement que l'artiste passe beaucoup de temps à observer soigneusement le monde, se concentrant parfois sur des situations que presque tout un chacun jugerait dignes d'attention, mais d'autres fois, avec une même intensité, il s'arrête sur des détails que tout le monde, ou presque, trouverait insignifiants. En tout état de cause, quoi qu'il observe, Léonard ne voit presque jamais ce que voient les autres. Son point de vue est constamment différent, sa perspective obstinément nouvelle.


Toujours dans un de ses manuscrits on retrouve : « de même que tout royaume divisé est bientôt défait, toute intelligence qui se divise en plusieurs études différentes s'embrouille et s'affaiblit. »

Autrement dit; « de même qu'un royaume, une nation minée par des luttes intestines, des conflits internes, tourne mal, de même, un esprit, une intelligence, qui se consacre à trop d'études différentes finit par ne plus s'y retrouver et par décliner. »


Un mot quand même sur son chef-d'oeuvre : La Joconde pour laquelle l'auteur nous fait remarquer que  "Les lèvres de la Joconde sont peintes de telle façon que si on la regarde en face, en recourant à la fovea centralis, la vision centrale, on voit surtout ses lignes et ses contours ; et alors la Joconde ne sourit pas.

Mais si l'on détourne le regard et ne perçoit plus la bouche de la jeune femme qu'avec la vision périphérique, voilà que les ombres et les nuances de ses lèvres et de leur environnement s'accentuent et que son sourire réapparaît.

En résumé, on ne peut voir le sourire de la Joconde que si on ne le regarde pas.

Tel est le phénomène le plus insaisissable qu'on ait jamais réalisé en peinture, évanescent comme la fumée, changeant l'eau, impalpable comme l'air. Voilà ce à quoi ont été consacrées toutes les heures perdues à errer en passant de l'anatomie à la peinture et de la peinture à l'optique, d'une science à un art et d'un art à une science.

l'anatomie à la peinture et de la peinture à l'optique, d'une science à un art et d'un art à une science. Voilà ce qui rachète toutes les oeuvres laissées inachevées de Léonard. C'est une image dont la complétude, l'incomparable perfection tient précisément à cette particularité : elle ne cessera jamais de changer ; elle n'en finira pas d'être indéfinie. Son évanescence la rend éternelle."


Malgré tout pour beaucoup il restera l'artiste qui ne finira jamais ses oeuvres ou pour le dire autrement il reste vrai que Léonard « ne commença jamais rien» pour citer Vasari. Mais, pourrait-on lui objecter, quelle merveilleuse manière de ne pas commencer !


Michel-Ange, Artiste sublime, ami des papes, auteur raffiné de sonnets, profond connaisseur de Dante, Michel-Ange fut aussi un homme qu'on qualifia de barbare et de bestial. le génie de la sculpture, capable de sortir dans le Bloc de Duccio ce David que les florentins appellent il Gigante. Michel-Ange génie capable de passer 4 ans sur la voûte de la Chapelle Sixtine pour livrer au Pape Jules II, à travailler debout jusqu'à en plaisanter dans un sonnet écrit de sa main :

"A travailler tordu j'ai attrapé un goitre
Comme l'eau en procure aux chats de Lombardie
(À moins que ce ne soit de quelque autre pays)
Et j'ai le ventre, à force, collé au menton.
Ma barbe pointe vers le ciel, je sens ma nuque
Sur mon dos, j'ai une poitrine de harpie,
Et la peinture qui dégouline sans cesse
Sur mon visage en fait un riche pavement.
Mes lombes sont allées se fourrer dans ma panse,
Faisant par contrepoids de mon cul une croupe
Chevaline et je déambule à l'aveuglette.
J'ai par devant l'écorce qui va s'allongeant
Alors que par derrière elle se ratatine
Et je suis recourbé comme un arc de Syrie.
Enfin les jugements que porte mon esprit
Me viennent fallacieux et gauchis : quand on use
D'une sarbacane tordue, on tire mal.
Cette charogne de peinture,
Défends-la, Giovanni, et défends mon honneur :
Suis-je en bonne posture ici et suis-je peintre ?"

Avec lui le marbre de fit chair Héritier des plus grands maîtres grecs, il anima l'idéal classique de la vibration du réel. Dans son affrontement avec le marbre, Michel-Ange dépassa la matière en lui insufflant la vie, et en faisant d'elle le reflet de l'âme. Quoi de plus évident quand on observe la Piéta ou La Création d'Adam l'oeuvre la plus célèbre de l'histoire de l'art, c'est sans aucun doute pour la simplicité sublime du geste qui évoque l'origine et la cause de l'existence. Auguste Rodin a écrit : « Toutes les statues que fit (Michel-Ange) sont d'une contrainte si angoissée qu'elles paraissent vouloir se rompre elles-mêmes. Toutes semblent près de céder à la pression trop forte du désespoir qui les habite. »

Reste que ces deux là se rencontreront : "Léonard voit Michel-Ange, Michel-Ange voit Léonard, et c'est comme si chacun d'eux apercevait non pas son reflet, mais son envers, son parfait contraire, son antithèse absolue. Il est difficile d'imaginer des êtres humains plus dissemblables, deux artistes plus distants deux manières plus différentes d'être un génie"

Ils se rencontreront pour peindre 2 scènes, dans la salle du Grand Conseil du Palazzo Vecchio de Florence, cela ne s'invente pas : 

En 1503, le gonfalonier Pier Soderini charge Léonard de peindre une portion du mur est avec pour sujet là victoire de la république de Florence sur les milanais durant la bataille d'Anghiari ;

En 1504 le même gonfalonier charge Michel-Ange de peindre le mur ouest avec cette fois pour sujet la victoire de la bataille de Cascina où les Florentins l'ont emporté sur les Pisans

Ironie du sort aucune des deux oeuvres n'aboutira jamais... 


En résumé il serait vain et péremptoire de les comparer, de les opposer

"La disparité même de leurs oeuvres ridiculise une telle prétention. La fresque que Michel-Ange a peinte sur le plafond de la chapelle Sixtine recouvre une surface de mille deux cents mètres carrés. La Joconde mesure moins d'un demi-mètre carré (0,41 m2 pour être exact). L'une comporte environ trois cents figures humaines ; l'autre une seule. L'une a demandé cinq ans de travail très intense et désespéré; l'autre a exigé un travail discontinu sur une période de seize ans, mais son exécution aurait aussi bien pu prendre vingt-six ou trente-six ans, davantage encore. L'une est une explosion surhumaine d'énergie, de force et de puissance. Dans l'autre, tout est subtil, impalpable, évanescent. [...]  Léonard et Michel-Ange représentent deux vies entièrement opposées pour atteindre les sommets les plus vertigineux de l'art. On peut comparer les êtres humains et ils peuvent entrer en concurrence tant qu'ils s'imitent les uns les autres, mais celui qui trouve sa voix unique, singulière, celui qui devient enfin l'artiste qu'il est depuis toujours, celui qui « se forme dans son esprit une doctrine si hérétique qu'il ne dépend plus d'aucune religion» et ne s'apparente à aucun autre modèle, est parfait comme un arbre qui donne son propre fruit, le seul, d'ailleurs, qu'il lui est possible de donner, Il n'accomplit pas une tâche que l'on puisse raisonnablement juger ; il rayonne, plutôt, se répand, laisse jaillir son génie. Alors il devient une particule étrangère à la surface du monde, une merveilleuse anomalie : Centaure, homme-nuage, monstre marin à la fois épouvantable et ridicule, parfaitement incomparable."

Au début de son ouvrage l'auteur évoque les fresques de la Chapelle Brancacci, et voici comment-il organise la passage de relais entre ce que furent les précurseurs et ceux qui reprirent avec brio le flambeau : "Toutes ces histoires, je vous les raconte, moi, avec un mélange de plaisir et d'émotion, comme pour illustrer un monde si surprenant qu'on se demande s'il est vrai. Une certaine emphase me vient naturellement. Mais je ne voudrais pas vous induire en erreur. le plus remarquable n'a pas encore commencé. Ce que je viens de décrire n'est que l'arrière-plan de notre histoire, le mur neutre sur lequel le tableau se détachera, la fine plaque de verre aseptisée sur laquelle se trouve la curiosité à examiner au microscope.Nous allons observer deux êtres humains dont on peut considérer la vie comme une sorte d'heureuse énigme ou de fête obscure, et dont l'existence a été un défi au bon sens et un coup de poing sur le nez de la raison. "

Flambeau qui n'a pas fini de briller au firmament de l'Art.

Finalement le Génie ne serait-ce pas le génie solaire de l'Artiste ? Et finalement les Ténèbres ne serait-ce pas les ténèbres de leurs obsessions ? 

Alors pour paraphraser Cosme Ier de Médicis, qui donnera cette devise latine à sa flotte : Festina lente, je dirais avec toute modestie Hâte-toi lentement de plonger dans ce magnifique ouvrage qui t'ouvrira les portes de la Renaissance, à l'image de la devise de Sienne « Cor magis tibi Sena pandit » 
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