Roberto Mercadini

Léonard, l'artiste qui a inventé la perspective aérienne où les couleurs et la netteté des contours évoluent en fonction de la distance, avec les montagnes qui paraissent se dissoudre au loin dans l'atmosphère, est en train, semble-t-il, de concevoir une nouvelle invention. D'ordinaire, l'observateur fixe son égard où il le souhaite, n'importe où, sur une surface inerte. Ici, en revanche, l'image est vive, changeante ; la vision se concentre et se décompose. Le peintre guide les yeux de celui qui regarde en définissant certaines parties tandis que d'autres ne sont qu'esquissées ; il lui suggère de s'attarder sur certains détails et de passer en vitesse sur d'autres. De telle sorte que l'attention du spectateur aux divers détails est proportionnelle aux soins du peintre : leurs respirations se coordonnent, comme dans une danse. L'impression d'ensemble est que le sujet tout entier est évanescent, un nuage qui s'épaissit et se raréfie, où la lumière joue capricieusement ; rien qu'une apparition, brumeuse et fuyante.

Lorsque nous entrons aujourd'hui dans la chapelle Sixtine, nous sommes subjugués par la splendeur d'une peinture entièrement nouvelle qui ne s'attarde pas sur le charme des paysages, sur les harmonieuses architectures classiques ni sur la rigoureuse précision de la perspective. Ce que nous voyons en revanche, c'est une sauvage prolifération d'êtres humains aux dimensions les plus disparates. Ses quatre prédécesseurs s'étaient scrupuleusement mis d'accord pour peindre tous des personnages de la même dimension comme s'ils étaient l'oeuvre d'un seul peintre. Michel-Ange couvre à lui seul la voûte de la chapelle de plus de trois cents figures distinctes dans un triomphe délirant de disproportions, comme si des légions d'artistes différents avaient travaillé plafond. Hommes, nabots, géants, lilliputiens, titans, farfadets; les personnages les plus déconcertants sont des hommes très musclés et nus, tous aussi merveilleux les uns que les autres, et il y en a une vingtaine, Que représentent-ils ? ne sont évidemment pas des saints ni des apôtres, ni des Prophètes, ni des philosophes de l'Antiquité, Peut-être représentent-ils simplement ce dont ils ont l'apparence, le sujet préféré de Michel-Ange, son unique obsession esthétique. Ils débordent d'énergie en se tordant dans tous les sens et en bandant leurs muscles : chacun est dans une position différente, mais tous, sans exception, sont assis. C'est la position de la force maximale et de la beauté optimale, comme l'artiste l'a appris en observant le Groupe du Laocoon et le Torse du Belvédère.

Et puis il écrit une chose émouvante, l'art de la peinture requiert deux compétences, l'une est de savoir représenter le corps humain ; l'autre, de savoir représenter les pensées de l'esprit humain. La première aptitude est simple ; la seconde est d'autant plus compliquée que les figures peintes n'ont pas le don de la parole. Il faut donc les faire parler avec des expressions et des gestes, et c'est ce que l'on doit apprendre de ceux qui ne peuvent pas prononcer de mots, c'est-à-dire "des muets, qui le font mieux que tant d'autres gens".

Malgré son côté rustre, Michel-Ange fut non seulement un grand artiste, mais aussi un homme à la culture très raffinée, grand connaisseur de Dante, auteur de sonnets sublimes à la métrique impeccable. S'il lui arrive d'être presque bestial, il est aussi presque surhumain. S'il a quelque chose d'animal, il a aussi quelque chose de divin. C'est un nouveau Chiron, un Silène vivant. Et c'est aussi à cela que tient son effroyable charme.

Tout change, certes ; toute chose évolue et se transforme ici-bas. Mais tout ne change pas avec la régularité des saisons ni à la cadence ponctuelle des phases lunaires. Le fleuve s'écoule, toujours différent, quoique dans un même lit; on dirait parfois que l'histoire, elle, est dépourvue de lit et qu'elle vagabonde éternellement, comme un somnambule. Certains jours de décembre sont brûlants, mais d'autres, en aoùt, sont enneigés; on assiste à des couchers de soleil au petit matin, alors que d'immenses soleils s'embrasent au milieu de la nuit.

Et il se trouve surtout que l'époque est violente. En ce temps-là, la rancune la plus venimeuse ne se contente pas de s'exprimer par des injures ; elle vous incite à ourdir des complots, à mettre la main au couteau et à frapper, à frapper sans pitié. Chaque jour, à cette époque, des veines sont percées d'où le sang jaillit, de sorte qu'on franchit toujours la porte de chez soi en prenant une arme, sans garantie de retour. Ainsi survient l'inévitable.

Il n'est pas donné à tout le monde d'avoir un père moine et une mère religieuse. Mais si tel a été votre sort, vous n'ignorez sûrement pas qu'on est là en excellente compagnie. Un enfant né d'une même union a eu la chance de devenir le créateur d'oeuvres immortelles, l'un des peintres les plus admirés de l'histoire : cela s'est passé en Italie, au XVe siècle.

On était alors à une époque et dans un pays où il arrivait que le destin d'un individu esquisse des trajectoires méandreuses, fantaisistes et parfaitement imprévisibles. On pouvait naître (et mourir) de manière pour le moins surprenante. Un faisceau d'épées de Damoclès multicolores était suspendu au-dessus de la tête de quiconque, tout était en permanence provisoire, solidement précaire, constamment évanescent. De telle sorte qu'il pouvait arriver à tout le monde de se voir, à la naissance, abandonné, adopté, répudié, accueilli comme un fils chez des étrangers ou livré à autrui comme un objet, au point de collectionner les parents tout au long de sa jeunesse. Mais l'on pouvait aussi bien n'en avoir aucun.

(INCIPIT)

Mais voici enfin qu'ils se voient : Léonard voit Michel-Ange, Michel-Ange voit Léonard, et c'est comme si chacun d'eux apercevait non pas son reflet, mais son envers, son parfait contraire, son antithèse absolue. Il est difficile d'imaginer des êtres humains plus dissemblables, deux artistes plus distants, deux manières plus différentes d'être un génie.

D'ailleurs, Léonard a une prédilection pour le mauvais temps en peinture. Il apprécie la lumière floue et changeante, les ciels nuageux, le crépuscule. Il l'écrit lui-même parmi les innombrables pages de ses carnets : « Quand tu veux faire le portrait de quelqu'un, fais-le par mauvais temps ou vers le soir. » Pourquoi donc ? « Observe dans les rues, quand le soir tombe par mauvais temps, les visages des hommes et des femmes, quelle grâce et quelle délicatesse s'y remarque ! »
Un ciel sombre rend les gens plus beaux, comme le prouve ce tableau. La lumière diffuse détaille les figures d'une manière enchanteresse ;