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Critique de Malaura


Professeur d'université américain, le narrateur des « Chasseurs » raconte comment, au sortir d'une douloureuse rupture amoureuse, il s'est installé pendant les trois mois d'été dans un appartement d'un quartier miteux de Londres afin d'effectuer des recherches sur le grand livre dont il a le projet, « une analyse sur l'idée de la mort au XVIIIe siècle ». Un thème plutôt funèbre qui lui vaut le surnom de « Docteur La Mort » par ses collègues universitaires…
C'est donc seul, triste et partiellement déprimé, qu'il entame une retraite solitaire, hermétique et austère, se complaisant de façon morbide dans un état de « non-vie » agréable car dépourvue d'émotions.
La visite impromptue de Ridley Wandor, la voisine du dessous, dans son univers clos, constitue alors pour le reclus volontaire une agression impardonnable. « Je l'ai haïe dès que j'ai posé les yeux sur elle et n'ai jamais souhaité qu'une chose, qu'elle n'existât point ».
Mais si tout le révulse et le répugne chez cette femme sans âge, au physique ingrat, au corps informe, à l'aspect douteux, à « l'apparence mongoloïde »…si tout l'irrite et l'exaspère, Ridley Wandor, de manière totalement irraisonnée et paradoxale devient aussi son obsession et sa hantise.
Pour quelle raison la mère de Ridley ne sort-elle jamais de chez elle ? Pourquoi les personnes âgées dont elle est l'aide-à-domicile, passent-elles si rapidement de vie à trépas ?
Dès lors, échafaudant mille scénarios et se perdant en conjectures et en spéculations sur les agissements de sa pitoyable voisine, le narrateur confesse qu'entre deux recherches pour son livre, il n'eut plus d'autres occupations que celles d'épier Ridley Wandor, sombrant de jour en jour dans un état de voyeurisme malsain et coupable.

Considérée comme l'un des auteurs nord-américains les plus prometteurs de sa génération, la romancière Claire Messud a élaboré cette histoire d'obsession avec un art certain de la manipulation.
Les multiples interrogations qu'elle suscite chez le lecteur, ne sont pas loin de générer la même avidité de savoir que chez le personnage principal, irrationnellement obnubilé par sa voisine.
Aux questionnements qu'on se pose bien naturellement sur Ridley Wandor puisqu'elle est la cause de l'obsession du narrateur, se greffent des interrogations sur le narrateur lui-même, sur ce comportement confinant quasiment à la monomanie, mais aussi sur son identité sexuelle.
Car l'ingéniosité de la romancière consiste justement à garder le secret tout au long du récit sur le sexe de son personnage.
On a donc la confession, longue, intime, confidentielle, d'un individu peignant méticuleusement son propre portrait psychologique, une personne se livrant à une introspection profonde d'elle-même, qui analyse pour nous ses moindres sentiments et impressions, mais dont au final on ne connait absolument rien du genre sexuel qui la définit !
Homme ? Femme ? Au lecteur de faire son choix avec la sensibilité qui lui est propre.

Après ces trois mois passés dans un état de morbidité frisant la pathologie, l'aveu d'un changement d'orientation sexuelle ainsi que la naissance d'un nouvel amour (dont nous ne saurons pas le sexe bien évidemment), donnent lieu à de nouvelles spéculations.
On peut ainsi se demander jusqu'à quel point l'animosité à l'égard de Ridley - qui n'a finalement commis d'autres fautes que celles d'être laide et stupide, un peu comme une pauvre enfant arriérée - on peut donc se demander jusqu'à quel point ce rejet de l'autre n'est pas la dernière défense d'une conscience qui s'éveille à une sexualité nouvelle, les dernières réactions défensives d'une personne s'apprêtant à se départir de son ancien moi sexuel pour en intégrer un autre ?

Claire Messud entrecroise adroitement les thèmes de la solitude et du voyeurisme à la perte d'identité et à l'analyse psychologique.
Son récit, mâtiné de suspense hitchcockien où se combine tension et humour, nous fait naviguer en eaux troubles avec une belle adresse, au gré des interprétations et des hypothèses.
Le final viendra renforcer l'idée que l'on n'a jamais toutes les cartes en mains et que les suppositions élaborées à partir de certaines situations relèvent bien plus souvent du fantasme que de la réalité.

Dans un style vivace et coulant, qui n'est pas sans rappeler celui des écrivains du nord des Etats-Unis (Mc Inerney, Philip Roth), ce court roman extrait du recueil « Une histoire simple » est un bon préambule à l'oeuvre de Claire Messud dont l'un des romans, « Les enfants de l'empereur », a été sélectionné parmi les dix meilleurs livres de l'année 2006.
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