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Critique de Malaura


Il était une fois une toute jeune fille qui vouait une grande passion aux livres et à la lecture.
Un jour, elle accompagna ses parents chez des gens de leur connaissance, chez qui ils étaient invités. Dans la soirée, alors qu'elle se rendait aux toilettes, qu'elle ne fut pas sa surprise en poussant la porte du «petit coin », de découvrir la pièce tapissée de livres ! Les deux pans de mur à droite et à gauche du « siège », et derrière la porte où des étagères étaient fixées, du sol au plafond, en rangs serrés, des centaines de livres avaient pris possession de ce secteur de l'appartement. Et tandis que ses yeux subjugués détaillaient les rayonnages, son premier avis, instinctif, irréfléchi, fut de trouver cela formidable ! Assise sur « le trône », presque intimidée, elle déchiffrait des titres, caressait la tranche des ouvrages, parcourait les étagères. C'étaient pour la plupart des romans policiers en collection de poche, des thrillers et des séries noires : James Adley Chase, Stephen King, Exbrayat, Agatha Christie
« Quand même » se disait-elle, « c'est étrange de trouver tous ces livres dans les lieux d'aisance ? Faut-il vraiment que ces gens les aiment pour faire en sorte qu'ils ne les quittent pas, même en ces lieux insolites ? Et peut-on décemment lire dans un endroit dévolu aux basses besognes, aux nécessités les plus ordinaires, aux besoins les plus grossiers du corps ? Tout ceci ne participe-t-il pas uniquement d'une décision de rangement, d'un gain de place ? »
A côté du rouleau hygiénique et de la brosse à récurer, un polar marqué d'un signet, venait détruire la thèse du simple agencement pratique et confirmait l'habitude singulière des maîtres de céans de bouquiner dans les sanitaires…
Pour sa part, elle n'avait jamais conçu l'idée ni éprouvé le besoin de lire aux cabinets. Ainsi, les questions surgissaient :
Elle-même, aimerait-elle que ses chers compagnons, ses amis de toujours, se partagent la place entre un rouleau de papier toilette et une bombe désodorisante ? Cette pensée lui semblait déplacée, inconvenante, presque grossière. Il lui semblait même qu'il y avait dans cette pratique de lire aux toilettes quelque chose de totalement offensant à l'égard de la littérature, que cela dénaturait une discipline, qui, selon elle, aurait dû être glorifiée et non pas dégradée ou altérée dans les déjections des corps.
Les auteurs qui lui étaient si chers, aimeraient-ils voir leurs noms régner dans l'intimité douteuse de cette salle du trône si particulière ? Apprécieraient-ils que leurs oeuvres soient quotidiennement soumises aux tirages de la chasse d'eau plutôt qu'à ceux de l'impression ?
Il y avait quelque chose de fondamentalement délirant dans cette pièce minuscule transformée en bibliothèque, mais aussi quelque chose de profondément triste et affligeant à la pensée de ces milliers de mots, d'histoires, de récits qui s'égaraient parmi les produits détergents et les Canard WC.
En sortant des toilettes ce jour-là, la jeune fille se fit la promesse de ne jamais s'adjoindre la présence d'un livre dans l'espace réservé aux seules exigences organiques.
Des années plus tard, elle découvrit le petit opus d'Henry Miller « Lire aux cabinets ». Elle s'empressa d'en faire l'acquisition afin de connaître l'avis d'un écrivain sur ce sujet ô combien métaphysique (…), et en souvenir de ce drôle de moment qui avait provoqué en elle cet ahurissement consterné.

Grotesque, ridicule, fou…Force est de constater que le grand écrivain américain ne voit pas d'un bon oeil la pratique de lire aux cabinets !
Ce petit essai, qui constitue en réalité le treizième chapitre des « Livres de ma vie » - recueil autobiographique paru en 1952 - est un pamphlet grinçant qui va bien au-delà du questionnement sur la lecture aux toilettes pour couvrir plus largement nos modes actuels de fonctionnement et les travers peu reluisants de nous autres, pauvres humains… L'auteur soulève un problème contemporain de nos sociétés occidentales, à savoir l'absurde nécessité de combler le temps coûte que coûte et profiter au mieux de ces heures qui s'égrènent inéluctablement. A la crainte de « perdre son temps », il semble que s'est également développée une peur-panique du silence, et plus généralement l'appréhension de se retrouver seul avec soi-même. Les raisons invoquées de lecture sur le siège (manque de temps, futilité des oeuvres emmenées aux toilettes, volonté de suivre l'actualité) ne sont que fausses justifications ne servant qu'à masquer un mal endémique relativement récent mais foncièrement récurrent : le vide cérébral qui ronge nos neurones comme l'eau de javel les bactéries sur la faïence des W.C…Regarder défiler des images sur un écran, combler le silence par des voix émises sur mégahertz, compulser des revues dans les toilettes ou s'abîmer dans des actions futiles, participe en définitive du même processus d'abrutissement, celui d'occulter notre pouvoir de réflexion, d'introspection et de méditation.
Le ton sarcastique d'Henry Miller fait mouche. L'auteur ne cache pas son mépris pour une pratique qu'il juge aussi inutile que pathologique. Toutefois, le mélange un peu désordonné entre confidences, évocation de souvenirs personnels, réflexions philosophiques et anecdotes facétieuses, dans une ambiance un peu décousue et négligente, crée une légère dissension d'avec le sujet, clairsemé dans des divagations pas toujours essentielles sur les mères de famille, sur Dieu, sur les extra-terrestres…
C'est un peu ce que nous reprocherons à ce court texte d'Henry Miller qui s'oublie parfois dans un « système d'évacuation » narratif incontinent…Mais que cela soit dit, jamais nous ne le lirions pour autant aux cabinets !!
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