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Critique de michfred


A force d'en voir les adaptations au cinéma, j'avais fini par penser que le Journal d'une femme de chambre ne m'apporterait, à la lecture, plus aucune surprise... quelle erreur!

Ce livre est un brûlot,  une friandise stylistique, ou , pour parodier Octave Mirbeau,  un "monstrueux hybride" romanesque!

 L'écueil du roman social , comme Charybde et Scylla,  est double : soit on est emporté dans un tourbillon de bons sentiments, soit on se fracasse sur un naturalisme excessif et rebutant ..

Rien de tel chez Octave Mirbeau,  et ceci pour deux raisons: ce n'est pas lui qui tient la plume ni qui mène la danse mais l'étonnante Célestine-  même si le "truc" a,  depuis, vieilli, le subterfuge qui consiste à attribuer la...maternité d'une oeuvre à une autre personne que l'écrivain qui n'aurait, lui, fait que quelques malheureuses retouches fait souvent mouche- il en résulte une liberté de ton, une audace dans l'abord de certains thèmes, une "franchise" du point de vue qui emportent l'adhésion. L'autre raison est la complexité de la narratrice: elle est d'un caractère rétif,  notre bretonne à  Paris, rien d'une Bécassine, même si  sa Madame de Grand Air s'appelle ..madame Lanlaire, du coup, elle "fait" les places comme on fait les boutiques: jamais très longtemps dans chacune!

On balaie donc, avec elle, tout un échantillonnage social: petits-bourgeois qui jouent aux grands et se ruinent en "diners"aussi "chics' que ridicules, noblesse fauchée et radine, bonnes soeurs qui ne méritent guère leur épithète attitrée,  patrons tortionnaires, avares ou dépensiers, sadiques experts en petites et grandes humiliations, maîtres  érotomanes, maîtresses suspicieuses et tâtillonnes...personne n'a grâce aux yeux impitoyablement lucides de Célestine...

Mais elle ne s'épargne guère non plus  : même dans la plus grande émotion, dans le drame sentimental le plus crucial -l'épisode du jeune phtisique, Georges qui est un des seuls moments sentimentaux du roman- elle avoue avec honte  sa "prudence" qui l'empêche de perdre la tête et de se compromettre dans une  situation critique mais n'hésite pas, en concluant l'épisode, à  couvrir de son mépris les trois idiots qui n'ont rien compris à ses précautions, tant ils avaient confiance en elle.

Ce cynisme de l'héroïne loin de la rendre antipathique,  la rend plus humaine. L'humanité qu'elle côtoie, qu'il s'agisse du capitaine  mangeur de furet, de la ragotière Rose, de l'égoïste William, et surtout du redoutable Joseph, au silence impénétrable et menaçant n'offre rien moins qu'une bonne compagnie..

Mirbeau en effet ne recule devant rien,  ni le portrait à charge d'une bourgeoisie avare, corrompue, acharnée à exploiter, humilier et  dominer un petit peuple de domestiques que les bureaux de placement étranglent et taxent au passage, ni le portrait au noir  de ces domestiques eux-mêmes coupés de leurs racines populaires, voués à la dissimulation, à  la vengeance..ou au mimétisme.

Le bonheur de Célestine, chèrement payé,  a un goût dangereux..et le ver est dans le fruit: dans les silences, les non-dits, les premières disputes, on reconnaît presque le couple mal assorti des patrons de William, ces maîtres à la coule, encore amoureux mais pleins de ressentiments mortifères qui sont en train de les détruire.. .

Le nomadisme professionnel de Célestine  transforme son journal en un roman à  mille facettes. Tantôt on est dans un roman sentimental et "mélo", un roman "qui fait pleurer" comme elle les aime- l'épisode dévoué au jeune phtisique- ,tantôt dans un roman satirique et vitriolé, épinglant le snobisme de la bourgeoisie parisienne à la mode où les dîners ne sont réussis que si l'on invite des divorcés,  des personnes à la sexualité ambiguë  ou des artistes: les Charigaud ne sont pas loin des Verdurin! Tantôt c'est un court épisode, d'un réalisme cruel et navrant, à la Maupassant, quand Célestine évoque la pauvre Louise, petite bretonne embauchée au rabais du fait de sa laideur. Tantôt c'est un "suspense" bien noir avec la sombre figure de Joseph... une version impunie de la Petite Roque. Au fil des pages,  le récit devient pamphlet quand Mirbeau-Célestine  égratigne les antideyfusards - antisémites , les loyalistes réactionnaires et les catholiques ultras!

Bref, ce seul journal est une sorte de roman multiple.. Et le style brillant, caustique, les percutantes maximes "morales" de l'immoraliste Mirbeau achèvent de faire de cette lecture un plaisir rare et raffiné. 

Un sacré bouquin et un sacrément grand écrivain!




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