J'écoute de la musique: Boulez, Ligeti, Penderecki, Stockhausen. C'est la musique la moins tolérante envers les chagrins d'amour. La musique "contemporaine" anéantit dès la première note toute tentative de regretter une relation amoureuse et même d'en entamer une neuve. J'aurais rêvé être boulézien, atrophié des sentiments, le cœur sec. Une bille d'acier roulant dans les rues, ne pensant qu'aux mathématiques, au béton, à la dynamique des algèbres, à la glaciale concision des géométries.
Je brûle d'être deux; non pas de tout faire à deux. Aimer, c'est rechercher une présence; être en couple c'est rechercher une compagnie. La présence me multiplie; la compagnie me mutile. La présence m'amplifie; la compagnie m'atrophie. (p. 29)
Le couple m'asphyxiait. Je ne parviens pas à saisir ce qui nous y attèle. La vie humaine est si exubérante, que l'arraisonnement de nos libertés, de nos folies, de nos possibles, à une seule et unique structure fait à mes yeux figure de tombeau. Cette limitation de notre être, livré pieds et poings liés à quelqu'un que nous connaissons à peine, est un crime contre sa propre humanité. Non seulement nous offrons notre présent à l'autre, un autre aléatoirement choisi, mais nous lui subjuguons notre avenir. Dans le couple, chacun a droit de vie et de mort sur chacun. Le couple, sans que nul ne l'ait vu venir, s'est octroyé dans nos sociétés davantage de légitimité que l'État ou la Justice. La morale n'est plus située dans l'Église, mais dans le couple. Je suis sidéré par cette aliénation de l'homme, de la femme, qui n'ont de cesse de se cadenasser dans ce qui apparaît comme le contraire même de l'amour et de la vie: une institution morbide, livide, rigide. Le couple sanctionne et punit; il brime et surveille ses occupants. Il est équipé de miradors. L'injonction, toute dictatoriale, que je lisais sur son linteau était celle-ci: "Sois heureux et rends-moi heureuse". Tout écart, dès lors, se voit immédiatement traduit devant les tribunaux de l'intime. Pris la main dans le sac d'une quelconque trahison, le prévenu paiera chèrement le prix de sa scélératesse. Etre en couple, c'est choisir quelqu'un qu'on ne connaissait pas, et qu'on eût aussi bien pu ne jamais connaître, pour se priver soi-même de liberté, pour se couper soi-même ses propres ailes, pour s'interdire d'être autre chose que ce que nous acceptons d'être une fois enfermé, ligoté, pris au piège. Au sein du couple, celui que je suis étouffe tous ceux que j'aurais pu être. Me voici interdit d'horizons, soustrait aux errances, à l'abri de toute aventure, protégé du hasard, vacciné contre les accidents. Rien ne justifie le couple, hors la peur de rester seul avec soi. (pp. 26-28)
P 55 : Je suis seul. La nuit, je ne dors pas, le jour, je ne vis pas. Je ne fais rien de ces journées qui s’écoulent en pure perte.
P 56 : Je suis embastillé dans mon chagrin et dans la banalité de ce chagrin.
Dans six ans, dix ans, il ne restera rien de ce chagrin. Pourtant je suis là, lacéré, déchiqueté. Ridicule dans mes larmes, avec mes simagrées.
Où voudriez-vous que je vive ? Le passé est supérieur à l'avenir. Le passé est le lieu où l'on naît ; l'avenir, le lieu où l'on meurt. On prétend que l'optimiste aime l'avenir et le pessimiste, le passé. Or, préférer l'avenir au passé, c'est préférer ce qui va mourir à ce qui est né. Aimer l'avenir, c'est aimer la mort. Le passé n'est ni statique ni clos. L'avenir est borné par la mort quand le passé, lui, reste ouvert de toutes parts, béant, mouvant, renouvelé, évoluant ; il remue ; il surprend ; il étonne. II palpite. II ne cesse de charrier des nouveautés, de publier des inédits. Le passé est le seul monde où nous pouvons faire des découvertes. L'avenir n'existe pas encore ; le présent n'existe déjà plus ; la seule chose qui existe, ne cesse d'exister, existe sans cesse davantage, c'est le passé. Il est profond, se compose de strates, de niveaux, d'étages, d'anfractuosités, de girons, de gouffres, de reliefs. Seuls les idiots ont de l'avenir. Moi, j'ai du passé.
II est vrai qu'à présent que je puis être moi sans entrave, je brûle d'être deux. Permettez-moi de citer de nouveau Sacha : « Je vais donc enfin vivre seul, et déjà je me demande avec qui ! » Je brûle d'être deux ; non pas de pas de tout faire à deux. Aimer, c'est rechercher une présence ; être en couple, c'est rechercher une compagnie. La présence me multiplie ; la compagnie me mutile. La présence m'amplifie ; la compagnie m'atrophie.
Ce qui fait du mal, dans une rupture, ce n'est pas l'absence d'une présence, mais la présence d'une absence.
Je n'habite plus le présent, ni le passé, mais un temps spécial où le passé est incessamment façonné par le chagrin du présent...
Quand bien même elle reviendrait, je serais moi-même passé à autre chose. Ce qu'il s'agit de faire entendre à celle qui ne veut plus de nous, c'est qu'après les mille gesticulations dont nous avons été capable pour tenter d'annuler la rupture définitive, nous avons compris le mal que nous avons fait. C'est de silence, après le bruit, qu'il faut être capable.