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Critique de jongorenard


Je n'avais jamais lu de livres du guinéen francophone Tierno Monénembo et ne possédais que de vagues savoirs sur la Guinée. Et ce récit intéressant, foisonnant et envoutant a comblé ces manques. Car contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, "Saharienne Indigo" n'est pas une livre sur la mode.
Devant une pâtisserie parisienne, deux femmes se croisent par hasard quand l'une, française, entend parler l'autre en guinéen ce qui la pousse à l'aborder. La première s'appelle Mme Corre, c'est une femme étrange et irritante. Bien des années auparavant, elle s'est mariée avec un Guinéen et a vécu une histoire horrible en Guinée dirigée alors par le dictateur Sékou Touré. Elle a envie d'en parler, mais elle n'ose pas, elle rencontre Véronique, cette femme guinéenne et devine ce qu'elle a souffert, elle veut la pousser à raconter sa vie, mais Véronique ne veut pas. À quoi bon ? « Mieux vaut se taire, se cramponner, prendre les choses comme elles viennent. » L'histoire commence ainsi et on se rend compte à mesure que le récit progresse que ces deux femmes ont un passé commun à panser, des secrets qu'elles ont gardés comme un poison. Dans les années 70, en Guinée, la jeune Véronique s'est enfuie de chez elle après avoir assassiné son violeur de père. Elle se cache, travaille comme hôtesse dans une discothèque, met au monde un enfant. Un jour, elle apprend de la bouche d'un homme qui porte une saharienne indigo qu'elle n'est pas qui elle croyait être, elle aussi est victime de la dictature de Sékou Touré.
« Ne faites pas ce que j'ai fait. J'ai tué tous les cadres de la Guinée et tous mes amis ». Cette confidence glaçante de Sékou Touré pose le cadre de l'insupportable tel qu'il est raconté dans le livre : arrestations arbitraires, exils, pendaisons publiques, enfermements, tortures et assassinats des opposants. Véronique et Mme Corre ont été témoins et victimes des exactions commises par les sbires du dictateur, mais elles n'ont jamais osé en parler. Véronique est persuadée qu'elle est faite pour le malheur, elle porte en elle toutes les misères du pays, les libertés bafouées, le manque de respect pour la femme, l'exil, la torture, le viol, la mémoire douloureuse. Mme Corre incarne elle la mort d'un idéal révolutionnaire, la soumission d'un peuple à un dictateur qui de héros de l'indépendance est devenu un tyran sanguinaire. Malgré leur douleur, les deux femmes ont gardé le silence et sont restées dans le déni de leur passé, mais le propos du livre se veut exactement le contraire. Les victimes doivent sortir de l'ombre, elles doivent affirmer leur douleur, car les tyrans qui n'ont peur que de la vérité « brouillent la mémoire, brisent les destins, recomposent les généalogies. » Les victimes doivent s'exprimer pour témoigner et ne pas oublier. Et dans le roman, ce sont deux femmes qui tiennent ce rôle, deux femmes qui dénoncent l'injustice, façon de montrer pour l'auteur l'importance de la cause féministe en Guinée ou en Afrique. Tels sont les messages politiques qui sont transmis dans cette fiction engagée, dédiée aux victimes de la dictature guinéenne et dont le ton sensuel de Tierno Monénembo attise le feu de la colère.
J'ai aimé son écriture charnelle qui fait la part belle aux odeurs, aux couleurs, aux sensations, j'ai aimé le mélange des langues dans le récit avec l'insertion de nombreux termes de dialectes guinéens. le récit sans continuité narrative, ni géographique, ni temporelle pourra surprendre. Cette construction apparemment décousue du récit rend évidemment la lecture exigeante, mais sans en gêner la compréhension, car le lecteur reconstitue petit à petit les éléments du puzzle.
"Saharienne Indigo" est une histoire complexe et prenante dans laquelle son auteur accomplit un salutaire devoir de mémoire. Ce n'est pas un hasard s'il a mis en exergue cette phrase de Toni Morrison : « Pour Sethe, l'avenir reposait sur la possibilité de tenir le passé en respect. » Tierno Monénembo brosse un fidèle tableau de l'histoire sombre de son pays, comme si l'écrivain devait réaliser le travail défectueux de l'historien. Une lecture que je recommande à celles et ceux qui veulent comprendre l'histoire contemporaine de la Guinée ou d'autres dictatures africaines.
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