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Critique de moklos


Genèse du livre :
Je rencontrai Jeannine à une soirée mondaine, à la Sorbonne, le six janvier mille neuf cent trente-quatre: et elle me disposa à la rêverie. Sa peau d'un touchant brun pâle me fit imaginer qu'elle était d'origine andalouse; de sa minuscule bouche ourlée sortaient des mots d'un timbre fraîchement ténu. Elle avait un je-ne-sais-quoi de fragile et d'éthéré dépourvu plénièrement de coquetterie. Ce soir-là nous dansâmes, et il est vrai, j'en fus heureux. le lendemain, je lui écrivis une lettre maladroite et opaque sans lui communiquer mon adresse pour qu'elle s'affairât à la chercher dans le Bottin mondain: ce qu'elle fit avec empressement, d'ailleurs. Dès ce jour, nous sortîmes abondamment et ces fréquentations me rassérénèrent: elles avaient sur moi, ô surprise, un effet roboratif.
Vint juillet, le mois du licol: Jeannine s'enferra dans la mondanité du qu'en-dira-t-on étriqué. Elle me proposa une liaison légale en m'assurant que jamais elle ne m'imposerait sa présence si cela pouvait m'être, de quelque façon, objet de désagrément. Effarouché, je gardai toutefois élégamment la pose et un proverbe persan Sââdi, que je me remémorai les jours suivants, me permit de préparer ma retraite «Quand tu entres dans une maison, observe comment tu pourras t'en sortir».
Bien qu'ébranlé, j'en vins à croire que je devais marier cette jeune fille non pas pour être heureux, mais pour la rendre heureuse, cependant je savais qu'en l'épousant, je la ferais souffrir. Pourtant je me sentais aimé de ma bonne amie et sa douce présence, au fil des mois, s'était distillée avec allégresse, en moi (sorties vespérales, échanges épistolaires, conversations téléphoniques). Mais, il me fallait être exact dans mon bon mouvement; légaliser notre union et me préoccuper alternativement de me sortir de ce traquenard conjugal indésirable.
Août survint, et je me libérai croyais-je, alors de cette idylle fort amène mais encombrante. J'annonçai à Jeannine, mon départ pour Alger. Je lui fis part que ma vie d'écrivain me commandait impérieusement cette retraite solitaire ce qui était vrai, puisque Paris m'était insupportable avec sa vie de sociabilité, de représentation et de dispersion pour ce type d'ascèse vitale. Hélas! j'en rajoutai et je lui jurai que j'étais prêt à lui donner mon intelligence, mon coeur, ma vie tout sauf le mariage. Fanfaronnade déloyale, que je fus obligé de porter, avec le temps, dans la colonne de mes débits.
Infortune! trois semaines plus tard, Jeannine me relance avec une lettre désespérée. Sa souffrance morale est palpable. Mes tentatives répétées pour la raisonner échouèrent. Imprudemment je l'invitai à venir me rejoindre à Alger pour une quinzaine, en septembre. Ma proposition est certes compromettante: je demande à une jeune fille bourgeoise de bonne famille de retrouver en Afrique du Nord, un homme, dont elle n'est pas fiancée. Jeannine accepta. Peu de temps après, je pris conscience de la démesure de mon offre; une huitaine eut largement fait l'affaire. J'attendis...
Si vous me permettez ce petit aparté, les retrouvailles de Pierre Costals et de Solange Dandillot à Gênes dans le Démon du Bien sont une transposition fidèle de notre rencontre à Jeannine et à moi à Alger. Pis, notre correspondance, la jolie singularité de Jeannine et ses mots d'enfant traversent intégralement Les Jeunes Filles. Sans elle, Les Jeunes Filles n'auraient eu qu'un maigre tome.
Deus ex Machina! mon amie me séduisit. Je lui découvris un côté animal secret inexploré qui m'avait échappé jusqu'alors. Elle était tout à fait digne de mes extravagances et à mille lieues de la petite bourgeoise conformiste parisienne. Alger lui seyait à merveille! Début octobre, Jeannine rentra à Paris et je pus enfin retourner à ma vie ascétique et à une période intense de création.
Novembre. Bref retour à Paris. L'assiduité de Jeannine redoubla le nous indésirable flottait à nouveau. Je m'ingéniai à échafauder des faux-fuyants tous plus tarabiscoté les uns que les autres et notamment la syphilis. Rien n'y fit, à bout d'arguments, je m'éclipsai à Alger pour hâter ma retraite définitive. Jeannine s'accrocha et elle me tanna... Je vous fais grâce des longs mois tortueux qui suivront, par désir légitime d'écourter ce funambulesque vaudeville.
Finalement en novembre mille neuf cent trente-six, je lui envoyai une copie des Jeunes Filles avec cette dédicace «Vous saurez à quoi vous avez échappé en ne m'épousant pas». Jeannine, ma fausse Andalouse, était devenue Solange Dandillot: ma Femme de papier et d'encre, mon Égérie pour le meilleur et pour le pire.
La porosité du nous de Jeannine m'apparût, à la longue, comme de l'anthropophagie à l'état pur. Alors je désirai ardemment la bazarder - soyons élégant - la refiler serait plus approprié, à un autre homme; pour qu'elle opérât, ailleurs, sa besogne de grignotage.
Pourquoi aurais-je consenti à me laisser entamer, en regardant béatement, Jeannine mastiquer et se curer les dents!
Caresser un sein de femme, madame Cohen, c'est toujours pour un homme ouvrir une boite de Pandore.
Henry de Montherlant
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